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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/765

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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

d’une hydropisie qu’on désespérait de guérir. Son médecin lui avait recommandé l’air de la campagne, et il quitta Madrid le 2 avril 1614, quelques mois après la publication du Don Quichotte, qui parut à Madrid vers la fin de 1615 avec une dédicace au comte de Lemos. Avant de partir pour se rendre à Esquivias, où sa femme possédait une petite ferme, il fit profession au très vénérable tiers-ordre de Saint-François, auquel il était déjà affilié depuis 1613. C’était alors un usage assez fréquent, surtout en cas de maladie grave.

La seconde partie du Don Quichotte ne fut pas le dernier ouvrage de Cervantes. Il venait d’achever un roman, Persiles et Sigismonda, qui ne fut publié qu’après sa mort, et une assez longue Cancion sur les Divines extases de sainte Thérèse. Tel est le programme d’un concours de poésie ouvert à l’occasion de la récente béatification de cette grande sainte. Lope de Vega fut un des juges. Fray Diego de San-José, rapporteur du concours, dit que les vers de Cervantes furent classés parmi les meilleurs, mais il n’ajoute pas qu’il ait obtenu le prix.

Cervantes voyait venir la mort sur son lit de souffrance avec la même fermeté qu’il l’avait bravée à Lépante sur le pont de la Marquesa, et en Afrique en face des bourreaux du dey. Qui pourrait croire que tous ces trésors de gaîté renfermés dans la seconde partie du Don Quichotte sont tombés de la plume d’un pauvre malade, d’un vieillard qui toute sa vie avait lutté péniblement contre la fortune ? Son humeur enjouée ne l’abandonnait pas. Ou en peut juger par le morceau suivant écrit fort peu de jours avant sa mort. C’est la préface de Persiles et Sigismonda, et c’est ce qu’il y a de mieux dans cet ouvrage.

« Il advint, cher lecteur, que deux de mes amis et moi, sortant d’Esquivias, lieu fameux à tant de titres pour ses grands hommes et ses vins, nous entendîmes derrière nous quelqu’un qui trottait de grande hâte comme pour nous atteindre, ce qu’il prouva bientôt en nous criant de ne pas aller si vite. Nous l’attendîmes, et voilà que survient, monté sur une bourrique, un étudiant tout gris, car il était vêtu de gris de la tête aux pieds. Il avait des guêtres, des souliers ronds, une longue rapière et un rabat sale attaché par deux bouts de fil. Il est vrai que cela n’en allait pas mieux, car le rabat tournait de côté à tout moment, et il se donnait beaucoup de peine pour le rajuster. Arrivé près de nous, il s’écria : « Si j’en juge au train dont elles trottent, vos seigneuries s’en vont, ni plus ni moins, prendre possession de quelque charge ou d’une bonne prébende à la cour, où sont en ce moment son éminence de Tolède et sa majesté. En vérité, je ne croyais pas que ma bête eût sa pareille pour voyager. » Sur quoi un de mes amis répondit : « La faute en est au roussin du seigneur Michel Cervantes, qui allonge le pas. » À peine