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une Carmagnole des émigrés ; mais les couplets primitifs avaient plus de verve : les premiers momens passés, on les chantait entre soi tout uniment et sans changement ; on les apprenait aux officiers allemands, tout ébahis de tant de liberté d’esprit. Mon père n’avait pas oublié une seule des folies de ce temps. Il avait retenu et pouvait chanter encore jusqu’au moindre refrain de ces bizarres chansons ; malheureusement il a toujours eu l’horreur d’écrire.

Quand l’armée des princes fut dissoute, mon père, redevenu libre, chercha à gagner Aix-la-Chapelle. MM. d’Aramon et du Tillet, ses amis, partirent avec lui. L’incursion que l’armée française, commandée par M. de Custine, faisait alors en Allemagne, les obligea de remonter jusqu’au delà de Cassel et de se diriger ensuite sur Dusseldorf. Aix-la-Chapelle était en ce moment au pouvoir des troupes révolutionnaires. A Dusseldorf, mon père se rencontra avec beaucoup de ses connaissances parties de Paris après lui, et avec la masse des émigrés refoulés de toutes parts par la marche envahissante des armées françaises. Les petites villes d’Allemagne en étaient encombrées. C’étaient des officiers de tout grade sortis de leurs corps, des gentilshommes abandonnant leurs terres, des courtisans chassés de la cour, et, mêlées à eux, nombre de femmes qui venaient rejoindre leurs maris. L’aspect chaque jour plus sombre de l’avenir ne suffisait pas à mettre un peu de gravité parmi ces exilés. Isolé, chacun se sentait à peu près ruiné, éloigné pour longtemps de son pays, et tremblait pour les parens restés en France ; réunis, on s’exaltait les uns les autres et l’on mettait en commun ses espérances. Ceux que leur âge aurait dû rendre plus expérimentés faisaient parade de leur insouciance, et donnaient le signal des plaisirs. Les dangers et les accidens de la fuite, le pêle-mêle dans les auberges, les privations, les embarras de tout genre qu’il fallait supporter pour la première fois, devenaient matière à mille joyeuses plaisanteries. Les femmes les plus jeunes et les plus élégantes paraissaient s’arranger le mieux de cette vie errante. J’ai entendu souvent mon père parler du ton leste, des manières dégagées que la plupart de ces dames avaient empruntés aux hommes parmi lesquels il leur fallait vivre. La conduite de quelques-unes d’elles était d’ailleurs en parfait rapport avec leur langage, quoique, depuis, il n’y ait guère paru. Mon père en savait de bonnes histoires. S’il les eût racontées, il aurait pu les commencer presque toutes comme Brantôme celles des femmes de son siècle. J’ai connu une très grande, très belle, très honnête et très vertueuse dame, laquelle, etc.

Mon père espéra un instant pouvoir rentrer en France ; mais les événemens prirent une tournure qui rendait toute chance de retour