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geste exprimant à la fois l’exhortation et la menace, étend sa main vers le roi des Huns, et vous reconnaîtrez en lui Léon X en personne ; mais surtout ne vous demandez pas quelle transformation cette face épanouie et bien nourrie du portrait a dû subir pour s’élever ainsi au caractère de la tragédie épique ; c’est le secret de Raphaël peintre de portraits et peintre d’histoire ou plutôt historiographe, de cette rare et surfine nature d’artiste, de poète, de prince et de courtisan ! Il y aurait eu la matière à un beau chapitre que Passavant s’est empressé de ne pas faire et pour cause. Tout le monde sait à quel point les critiques d’art sont des gens susceptibles et jaloux de la prérogative qu’ils s’arrogent. Cette fougue d’émulation les honore, et l’on ne demanderait pas mieux que de respecter leur spécialité, s’ils consentaient à n’en point sortir. Dressez des catalogues, allez au fond d’une monographie, soyez spécialiste tant qu’il vous plaira, mais du moment qu’il ne vous a pas convenu d’en apprendre davantage, ne quittez point ce fameux domaine où personne que vous n’a le droit de mettre le pied. Affirmer que Passavant ignore l’histoire serait beaucoup ; il doit avoir lu Guichardin, mais la banalité de ses jugemens, sa manière de voir tout en beau, ne vous laissent aucune illusion. Il ne lui suffit pas de faire de Raphaël un Éliacin, de supprimer, de nier ce qui ne s’accorde point avec ce type tout candide et virginal[1], voilà que par ses soins Jules II devient un pacificateur des nations, un réformateur des mœurs, et que nous apprenons à saluer dans Léon X un de ces princes qui sont la droiture en personne et n’emploient la fourberie qu’à regret et lorsque la méchanceté de leurs ennemis les y contraint. « Quand on étudie la marche des affaires et celle des hommes dans ce curieux XVIe siècle, on doit ne jamais oublier que la politique eut alors pour élément une perpétuelle finesse qui détruisait chez tous les caractères, cette allure droite, cette carrure que l’imagination exige des personnages éminens. » Balzac, qui a écrit ces lignes, n’était pas un historien, mais ce romancier avait, comme Stendhal, le sens historique, et souvent ne se laissait aller au paradoxe que par horreur du lieu commun.

C’eût été beau pourtant de nous peindre Rome telle qu’elle était lors de l’avènement de Raphaël, de nous initier à ces travaux de Jules II et de Léon X assainissant, embellissant la cité fruste et

  1. Quiconque a fréquenté les bibliothèques d’Allemagne doit avoir connaissance d’un élégant petit volume sans nom d’auteur et portant ce titre : Epanchemens de cœur d’un Religieux, ami des arts. Ce livre a pour date l’an 1797 et pour frontispice une tête de Raphaël absolument imaginaire avec de grands yeux extatiques, des lèvres sensuelles, un col de cygne, long, effilé. C’est ce type, si cher aux romantiques, de jeune et intéressant poitrinaire que Passavant semble avoir adopté.