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consommation chez les paysans ; on en faisait force salaisons ainsi que de bœuf dans ce manoir, où l’on élevait de vrais troupeaux de porcs. On l’accommodait de plus d’une manière, et surtout certaines parties. Un jour de chasse, s’étant levé à quatre heures du matin, notre châtelain, ne voulant partir ni laisser partir à jeun son compagnon, se mit à en accommoder lui-même. Que dire de ce déjeuner composé de harengs et de porc à quatre heures du matin ? Ne serait-on pas porté à en tirer des conclusions exagérées sur la force d’estomac de nos aïeux, si le journal du sire de Gouberville ne nous avait appris déjà à quelles expiations il s’exposait par de telles imprudences ?

Faisons notre profit de petits faits qui rectifient des idées fausses, fussent-elles aussi innocentes que celle qui se rapporte à la première apparition d’un oiseau de basse-cour en France. C’est presque article de foi d’admettre que le premier dindon fut apporté par les jésuites et servi à la table de Charles IX en 1570. Le journal de Gouberville ne laisse pas subsister cette légende. C’est à la date du 27 décembre 1559 qu’il écrit : « Ung serviteur de Martin Lucas de Sainte-Croye, à la Hague, m’apporta ung coq et une poule d’Inde. » Dans sa joie, le sire de Gouberville donne à ce serviteur un pourboire de 4 francs. Pourtant lui qui s’exclame si volontiers devant toutes les raretés n’ajoute rien de plus, ce qui prouve que le dindon ne lui était pas inconnu, et que le prétendu mets royal figurait déjà en 1559 sur les tables des châtelains, peut-être même des paysans aisés de la Hague.

Nous en aurons fini avec la table de ce seigneur campagnard quand nous aurons dit qu’il élevait une quantité de pigeons et de ramiers, dont il distribuait des douzaines à ses amis et aux gens de qui il attendait quelques services, quand nous aurons rappelé la prodigieuse abondance de gibier à poil et à plumes qui s’y joignait ; c’étaient les mêmes sortes qu’aujourd’hui, sauf quelques variétés perdues ; il s’y ajoutait les butors et les hérons, que l’inconstance ou le raffinement du goût a fait tomber dans le discrédit. Il y avait aussi les vitecoqs, sorte de grosse bécasse, qui avaient en outre le mérite de servir d’horloges, « Je partis, écrit maintes fois Gouberville, à heure de vol de vitecoq. » Comment n’y aurait-il pas eu une quantité plus extraordinaire encore de poissons dans ce manoir, voisin de la mer, et dans une contrée où les rivières ne manquent pas ? Il y avait au Mesnil-au-Val des déjeuners de carême, dont les huîtres faisaient en grande partie les frais, de manière à suffire abondamment à trois convives moyennant la somme de trois sous. Combien le poisson aussi fournissait de salaisons pour les gens du manoir ! Outre le congre et nombre d’autres poissons, on salait même le saumon. On achetait le poisson par grande masse. Quelquefois