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Un jour, traversant une rue étroite du quartier Saint-Victor, le rendez-vous habituel des. modèles, notre peintre, qui marchait front baissé, absorbé par les visions de son rêve, releva par hasard la tête. Devant lui, à deux pas, se tenait, dans une pose à la fois élégante et robuste, un garçon magnifique, son visage pâle encadré de splendides cheveux noirs bouclés. Évidemment c’était quelqu’un de ces admirables enfans des Abruzzes comme l’Italie, la terre éternellement féconde de la beauté, en produit tant pour nos ateliers de Paris.

— Ah ! s’il avait des cheveux roux, quel Marceau ! se dit Laurens. Puis, ayant encore une fois examiné ce jeune homme immobile, beau comme un antique, au bord de ce trottoir parisien :

— N’importe ! je l’arrête et je m’y mets, continua-t-il, fasciné.

Le lendemain il commençait l’État-major autrichien devant le corps de Marceau.

Dans une salle à hautes, boiseries dans le goût de Louis XVI, contre un de ces paravens jaune-serin si communs au siècle dernier, un lit a été dressé à la hâte sur des bancs trapus et lourds. Marceau, habillé de son riche uniforme aux brandebourgs d’argent, la main droite à la garde de son long sabre recourbé, est étendu là. A la beauté surhumaine de son visage, à l’aisance parfaite de son attitude, au calme merveilleux de ses membres demeurés souples dans la mort, on dirait, non d’un général en chef tué dans la bataille, mais d’un jeune dieu endormi. Cette tête a la pâleur et la sérénité du marbre ; elle est visiblement faite pour l’immortalité.

Au chevet de ce lit rustique, dont les couvertures à ramages criards, l’oreiller bouffant, ont les reliefs de la réalité, se tient Kray, « ce vieux et respectable guerrier, » pour employer les expressions du Rapport officiel du 21 septembre 1796. Kray est assis, le front appuyé contre son poignet droit, qui serre un mouchoir où coulent des larmes silencieuses ; le poignet gauche se crispe frénétiquement sur l’un des genoux. Cette figure, la plus importante assurément de l’ouvrage, est peinte en pleine pâte, avec la puissance, la profondeur, le faire audacieux, l’énergie indomptable de Géricault, le peintre rude des soldats. Au-dessus de ce personnage, dont l’assiette franche, admirable de naturel, provoque l’émotion, se dressent les deux médecins militaires, plastronnes de velours grenat, qui ont soigné le général. L’un d’eux, courbé par l’amertume d’une perte irréparable, étouffe ses sanglots derrière l’oreiller du mort ; quant à l’autre, il montre une face bouleversée par un chagrin immense, mais cette face ne sait pas pleurer. Ce contraste entre la douleur qui s’abandonne et la douleur qui se maîtrise est d’un effet poignant,