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Assez d’autres, dans cette mêlée perpétuelle de l’art, d’où ne sortent vivans, en dépit de nos applaudissemens comme de nos attaques, que les chefs-d’œuvre faits pour s’imposer à l’avenir, jugeront sévèrement l’auteur de la Piscine de Bethsaida, de l’Interdit, de Saint Bruno refusant les offrandes de Roger comte de Calabre, de l’État-major autrichien devant le corps de Marceau. Il m’a paru qu’à moi incombait une mission à la fois plus intime et plus profonde : celle de toucher l’homme beaucoup plus avant que l’artiste. Avec les renseignemens que je fournis sur Jean-Paul Laurens broyant les couleurs d’Antonio Buccaferrata, sur Jean-Paul Laurens chichement nourri chez Marianne Parmentier à Toulouse, sur Jean-Paul Laurens luttant à Paris pour son pain, désormais un critique, plus habile que je ne le suis à lire dans les créations du pinceau, sera mis à même de se rendre absolument compte de l’inspiration un peu triste, souvent brutale, parfois cruelle, du paysan de Fourquevaux, et de le placer au rang qui lui revient. C’est le service que j’aurai rendu à l’homme que j’aime.

Maintenant, — et ceci soit dit sans l’arrière-pensée d’attribuer à cette libre et familière biographie une autorité décisive, — est-il impossible à l’amitié d’être impartiale ? Je ne le crois pas. Je pense au contraire que l’amitié entre deux êtres généreux peut ne rien connaître de mesquin et laisser à chacun l’indépendance entière de son jugement. Cette indépendance, je l’ai eue, et par-ci par-là j’en ai usé. Certes, je ne me défends pas d’avoir incliné vers l’admiration : sans parler de je ne sais quel orgueil irrésistible qui me poussait à trouver meilleur ce qui me semblait bon, le privilège d’un ami n’est pas seulement de voir ce que l’ami a réalisé, mais, puisqu’il lui a été donné de pénétrer au sanctuaire de son âme, de prévoir ce qu’il réalisera.


FERDINAND FABRE.