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à ce point que le hon empereur lui-même finit par s’apercevoir de ses ravages et s’en émeut. Pour un moment, il quitte la stoa, interrompt ses spéculations sur les élémens, sûr l’âme, sur l’honnête et le juste, et moins étranger aux choses qui le touchent de plus près, il interroge sa compagne avec tant de douceur persuasive, la presse tellement que celle-ci avouera passion. Imperturbable sous ce coup, l’auguste philosophe réunit ses devins de Chaldée, et les oracles ainsi consultés décrètent que le gladiateur objet de cette flamme insensée sera d’abord égorgé et qu’ensuite l’impératrice remontera au lit conjugal après avoir pris un bain dans le sang du misérable. Noces abominables dont un monstre devait être le fruit et qui permettaient à l’imagination populaire de s’expliquer comment un père tel que Marc-Aurèle avait engendré un fils tel que Commode. Est-ce à dire maintenant que de pareilles légendes aient pu se former autour d’une personne irréprochable ? Non certes, M. Renan le reconnaît, ce qui ne l’a pourtant point empêché quelques lignes plus haut de s’inscrire en faux contre « les fables relatives au gladiateur. »

On nous parle de l’affection touchante de Marc-Aurèle, de la parfaite confiance qu’il eut sans cesse en l’honnêteté de sa femme, quel argument ! Marc-Aurèle avait l’âme d’un simple, c’était une de ces natures extraordinairement pures et sereines que leur propre vertu livre désarmées à toutes les perfidies de ce monde et qui se refusent à voir le mal même alors qu’il leur crève les yeux. D’ailleurs la philosophie n’a jamais, que je sache, sauvegardé les philosophes contre certaines mésaventures de la vie conjugale ; elle en console quelquefois, c’est le plus qu’on puisse dire. Marc-Aurèle, avec son tempérament débonnaire et contemplatif, son air presque monacal, habitué à ne vivre que parmi des grammairiens et des mystagogues et ne s’occupant que de dogmatismes comparés, devait être le dernier et se douter de ce qui se passait chez lui. Cet homme vertueux, mais fort négligé dans sa personne, ce grand moraliste toujours dans la lune était évidemment du bois dont Molière et La Fontaine font leurs maris trompés ; et c’est ne rien prouver en faveur de l’épouse que de mettre en avant l’absolue confiance du mari. En outre, sur quelle autorité s’appuie-t-on ? Sur le témoignage d’un Fronton, qui dans une lettre de sa correspondance avec Marc-Aurèle, son ancien élève, s’étudie à célébrer les joies intimes de la famille impériale : « J’ai vu ta petite couvée, et rien ne m’a jamais fait tant de plaisir. Ils te ressemblent à un tel degré qu’on ne vit jamais au monde pareille ressemblance. Je te voyais doublé, pour ainsi dire ; à droite, à gauche, c’était toi que je croyais voir. Ils ont, grâce aux dieux, les couleurs de la santé, et une bonne façon de crier. L’un d’eux tenait un morceau de pain bien blanc