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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/429

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comme un enfant royal ; l’autre un morceau de pain de ménage en vrai fils de philosophe. Leur petite voix m’a paru si douce, si gentille que j’ai cru reconnaître dans leur babil le son clair et charmant de ta parole. » Adulations officieuses, dont un esprit aussi avisé que M. Renan ne saurait être dupe un seul instant, lui qui doit connaître mieux que nous la valeur morale du personnage. Un courtisan, doublé d’un pédagogue, tel était ce Fronton ; sérieusement, à pareil tableau qui pourrait croire ? Est-ce assez arrangé, assez fardé ! Les deux enfans symétriquement opposés l’un à l’autre, celui-là tenant son morceau de pain blanc comme il sied au fils d’un souverain, celui-ci, en vrai fils de philosophe, attaquant son croûton de pain bis ! Vous diriez un Greuze du siècle des Antonins, qui fut également pour l’art et pour tes lettres une période de rococo. Au reste ce Marcus Cornélius Fronton, très haut placé dans la faveur du prince, n’exerça jamais qu’une influence des plus limitées sur le tempérament intellectuel de son élève. Marc-Aurèle nous apprend qu’il lui devait de savoir quelles proportions de basse envie, d’hypocrisie et d’intrigue entrent dans la composition de la tyrannie et combien d’ordinaire manquent de cœur les classes supérieures, mais c’est à peu près là tout le profit que le César philosophe tira des leçons d’un si grand maître ; l’époux plus ou moins abusé de la belle Faustine, quoique vivant au milieu des grammairiens, des mathématiciens, des poètes, des musiciens et des rhéteurs, loin de se laisser distraire par eux de ses méditations, se plaisait au contraire à remercier les dieux de l’avoir préservé de goûts et d’aptitudes qui l’eussent probablement accaparé. Et c’est bien de quoi se plaint Fronton, qui ne cesse de multiplier les argumens en faveur de la rhétorique et de maudire les beaux yeux de la philosophie, cause de toutes ses disgrâces professionnelles. On aurait peine à s’imaginer la somme énorme de pédantesques billevesées que ces lettres contiennent ; exercices de style sur toutes les matières, dissertations, gloses, amplifications sur la paresse et sur la goutte, réminiscences d’Horace et de Virgile, de Lucrèce et de Salluste, froide et bizarre mosaïque où se trahit à chaque tour de phrase un archaïsme particulier à cette période de la littérature romaine ; tout cela saupoudré de formules obséquieuses et de flagorneries à l’adresse du stoïcien couronné. Impossible, après avoir feuilleté ce fatras, de conserver l’ombre d’une illusion à l’endroit du témoin dont M. Renan invoque si bénévolement l’autorité. Il est vrai que ce pédagogue sans conviction n’en faisait pas moins bonne figure dans l’état ; il habitait sur l’Esquilin le palais qui un siècle auparavant avait appartenu à Mécène, et là, vêtu à l’athénienne, mollement étendu, voyait autour du divan où le clouait la goutte accourir et se presser la clientèle la plus nombreuse et la plus variée, patriciens, financiers,