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mais qui s’était fait Gaulois de cœur. A force de vivre dans notre pays et de s’y attacher, de parcourir les campagnes et de fréquenter le petit peuple, il en avait pris tout à fait le caractère. Cet ancien soldat était fort illettré ; ce qui n’empêche pas que toute une littérature soit née à côté de lui et de son inspiration. Les écrits où l’on raconte sa vie, les lettres qui rapportent ses paroles, les vers où l’on célèbre ses actions, nous donnent de lui l’idée d’un saint qui ne ressemble pas à ceux des autres pays, qui reflète nos meilleures qualités, et dans lequel nous retrouvons notre race et notre sang. La France n’existait pas encore, et pourtant Martin est un saint français.

C’est surtout dans les ouvrages de Sulpice-Sévère qu’il faut étudier saint Martin. Personne n’a présenté comme lui cette curieuse figure avec son caractère véritable et dans tout son relief. Sulpice-Sévère était un homme riche, du meilleur monde, qui avait reçu une excellente éducation. Il s’était fait à Toulouse, dès sa jeunesse, une grande réputation dans le barreau et paraissait destiné aux premières fonctions de l’état. Malheureusement, au moment où tout lui souriait, il perdit sa jeune femme, qu’il aimait tendrement, et, regardant ce malheur comme un avertissement du ciel, il alla consulter saint Martin, qui lui donna le conseil de quitter le monde. Il renonça donc sans hésiter à sa position, à sa fortune, à ses espérances d’avenir politique ; il se retira dans une de ses maisons de campagne où il vécut avec des amis et des disciples comme dans un monastère. Cependant, jusqu’au milieu de cette retraite pieuse, dans le dévot et le moine le lettré survivait. Les souvenirs de son éducation profane, le plaisir qu’il avait trouvé à lire les grands écrivains et à les imiter ne s’effaçaient pas de son esprit : tout le temps qu’il ne donnait pas à la prière et aux bonnes œuvres était consacré à écrire. A la vérité, il nous dit qu’il veut écrire sans façon, et « qu’il s’est décidé à ne pas rougir des solécismes qu’il peut commettre. » Ce serait pour un lettré le triomphe de l’humilité chrétienne ; mais on s’aperçoit vite qu’il n’est pas aussi négligé qu’il le prétend et qu’il fait le moins de solécismes qu’il peut. Son style au contraire est soigné, correct, agréable, plein de ces coquetteries d’expressions qu’on ne rencontre que lorsqu’on les cherche. Par un élan de dévotion, on renonce à sa situation, à sa fortune, il est beaucoup plus malaisé de renoncer, à son esprit. Quand on en a, on veut le montrer : c’est un désir auquel Sulpice-Sévère ne résiste pas toujours, et personne, excepté lui peut-être, ne songera à le lui reprocher.

Les écrits de Sulpice-Sévère sont presque tous consacrés à saint Martin. Il le célèbre de toutes les manières ; il raconte sa vie, il