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effort pour abuser l’esprit épais d’Hercule, le premier, qui veut manger, ne comprend rien aux finesses de la diplomatie, et, lâchant quelques mots d’un jargon barbare, analogue au turc de Molière, accorde tout du premier coup. Quant au second, il se rend à un argument irrésistible : le fumet du gibier qu’on rôtit pendant la négociation calme tout de suite ses dispositions belliqueuses. Un instant il paraît ébranlé par une objection : « Si Jupiter meurt après avoir cédé la tyrannie, tu seras pauvre, lui dit Neptune ; car c’est à toi que doit revenir tout ce qu’il laissera en mourant. » Mais le négociateur des oiseaux lui cite le texte de la loi athénienne, qui ne reconnaît aucun droit aux enfans illégitimes et fait retourner l’héritage aux plus proches parens du mort. C’est donc à son frère, et non à son fils, que Jupiter doit laisser son bien, et Neptune n’a parlé que dans son propre intérêt. Que répondre à une argumentation aussi péremptoire ? Les yeux d’Hercule s’ouvrent à l’évidence, et Neptune lui-même renonce à la lutte : la Souveraineté est donc décidément abandonnée aux oiseaux ; elle quitte Jupiter, qui devra se contenter de sa femme Junon. On pourrait dire que le poète et son public ne croient pas plus ici à la réalité du dieu Triballe qu’à celle de l’ambassadeur Pseudartabas dans les Acharniens ; mais Neptune et Hercule, mais Jupiter et tout l’Olympe ? C’est tout le personnel autorisé de la religion hellénique qui est d’abord livré au ridicule.

Si tout cela n’est pas de l’athéisme, assurément ce n’est pas non plus du respect religieux. Plaçons-nous cependant, si nous pouvons, au point de vue des Grecs, et nous reconnaîtrons qu’à leurs yeux il n’y avait pas là d’impiété. Dans un dialogue que l’académicien Boivin, au commencement du xviiie siècle, mettait à la suite de sa traduction des Oiseaux, un personnage, le Scholiaste, qu’Aristophane appelle à son aide au besoin, dit assez spirituellement, en s’appropriant à demi un trait de Lucien[1] : « Les Grecs croyaient que Jupiter lui-même riait avec eux des bons mots du poète impie. » Cela n’est pas très loin de la vérité. Il faut même supprimer le mot impie que Boivin applique au poète. Aristophane était tout simplement comme les Athéniens de son temps, qui ne se croyaient pas impies pour user largement avec leurs dieux des licences traditionnelles. Toute proportion gardée, notre moyen âge chrétien a fait de même. À cette époque de foi profonde et naïve, si Dieu lui-même est respecté, ses ministres le sont fort peu. Le vilain du fabliau traite fort lestement saint Pierre, saint Thomas et saint Paul, qui lui

  1. Lucien, dans le Pêcheur, § 25, dit avec un sentiment plus juste des mœurs de son pays : « La plaisanterie semblait faire partie de la fête de Bacchus, et peut-être ce dieu, ami de la gaîté, y prenait-il plaisir lui-même. »