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de leur conduite, puis il fait camper sa brigade sous les arcades et sous les arbres de la place Royale.

Le vendredi 26 mai, vers deux heures du matin, le général Daguerre fit appeler le commandant de Sigoyer, que l’on chercha vainement et que l’on ne put découvrir. On s’inquiéta, on fouilla les maisons voisines, on interrogea les soldats et les sentinelles. A minuit, on avait vu le marquis de Sigoyer se diriger seul vers la place de la Bastille, depuis lors il n’avait point reparu. Le capitaine Lacombe dut prendre alors le commandement du bataillon. A cinq heures, la brigade attaqua la place de la Bastille; à huit heures, elle en était maîtresse et se reforma près de la colonne de Juillet pendant que le 26e bataillon et le 37e ’régiment d’infanterie de marche arrachaient aux insurgés les barricades qui fermaient l’entrée du boulevard Richard-Lenoir, de la rue de la Roquette et du faubourg Saint-Antoine. A neuf heures, le corps du commandant de Sigoyer fut retrouvé, près d’une maison incendiée, entre le boulevard Beaumarchais et la rue Jean-Beausire. Ce fut un cri de douleur dans le bataillon, et du désespoir même de ces hommes qui adoraient leur commandant naquit une légende romanesque qu’il faut détruire, car elle est contraire à la vérité. On a dit que le marquis de Sigoyer, saisi vivant par les insurgés, avait dû subir un jugement dérisoire; qu’on lui avait coupé les mains « qui avaient tiré sur le peuple, » puis qu’on l’avait attaché à la grille de la colonne de Juillet, qu’on l’avait enduit de pétrole et qu’on l’avait brûlé. Ces cruautés horribles ne furent point commises, et les soldats de la commune n’ont point à se les reprocher[1]. Le commandant de Sigoyer a été assommé d’un coup de crosse de fusil ; son cadavre est resté là même où il a été frappé ; les débris enflammés d’une maison voisine l’ont couvert, lui ont carbonisé les mains, la partie droite du corps et l’ont mutilé de telle sorte que l’on a pu, jusqu’à un certain point, croire qu’un supplice atroce avait été infligé à ce malheureux. Il m’a été possible, après une minutieuse enquête, de reconstituer les faits en réunissant des indices qui sont presque des preuves. Voici, je crois, ce qui s’est passé.

Vers le milieu de la nuit du 25 au 26 mai, le marquis de Sigoyer, présumant qu’il aurait à conduire la tête d’attaque contre les forces

insurrectionnelles solidement établies sur la place de la Bastille,

  1. Après chaque insurrection, des fables pareilles se répandent et s’accréditent dans le public. En juin 1848, on disait sérieusement que les mobiles prisonniers étaient sciés entre deux planches. Ces exagérations sont regrettables, mais il faut reconnaître qu’elles prennent naissance dans les cruautés réellement commises : en 1848, l’assassinat du général Bréa et de son aide de camp, le capitaine Mangin; en 1871, le massacre des otages et les incendies.