Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

canines, s’en servaient comme d’une arme à la manière des dogues et des loups, car aujourd’hui il n’est personne qui, se débattant par terre dans une mortelle étreinte, et essayant de mordre son ennemi, songeât à se servir de ses canines plutôt que de ses autres dents. — De même encore, selon M. Darwin, la moue est dans l’humanité une tradition des singes. Les petits enfans européens, quand ils sont de mauvaise humeur, font une moue beaucoup moins prononcée que les adultes des races inférieures, et surtout que les enfans des sauvages. Mais le chimpanzé, l’orang-outang, le gorille, sous l’empire du mécontentement, de la surprise, ou même d’une légère satisfaction, allongent démesurément les lèvres, et leur figure prend alors l’expression la plus grotesque : la moue s’est ainsi perdue peu à peu, à mesure que l’homme s’est éloigné de ses origines simiennes, et si quelques vestiges s’en retrouvent chez nos enfans, c’est que, dans toute la série animale, les jeunes retiennent d’une manière plus ou moins parfaite, pour les perdre plus tard, certains caractères qui ont appartenu à leurs ancêtres adultes, et qu’on remarque encore dans d’autres espèces distinctes, leurs proches parentes.

Ces inductions sont à coup sûr ingénieuses : sont-elles aussi concluantes que parait le croire M. Darwin? De ce qu’un mouvement expressif est commun à l’homme et à certains animaux, il ne s’ensuit pas qu’on en puisse tirer la preuve d’une filiation. Les ressemblances s’expliquent naturellement par des analogies d’organisation : il serait téméraire d’affirmer au-delà. — J’avoue que le relèvement de la lèvre supérieure mettant à nu l’une des canines semble bien indiquer une survivance de l’habitude de mordre ; mais les premiers hommes ont pu se servir de leurs canines comme d’une arme sans pour cela descendre des carnassiers. D’ailleurs, de l’aveu même de M. Darwin, le mouvement dont il est ici question ne s’observe que chez un petit nombre de personnes; rien n’empêche d’admettre que ce ne soit là qu’une espèce de tic. Quant à la moue, tout ce qu’il est permis d’en dire, c’est qu’elle est une expression qui appartient à la fois à l’homme et au singe, et si elle est plus fréquente et plus accentuée chez les enfans et chez les sauvages, c’est parce que l’éducation et la culture ont pour effet de réprimer de plus en plus les manifestations extérieures des émotions.

Y a-t-il des mouvemens expressifs qui appartiennent exclusivement à notre espèce? On comprend tout ce que gagnerait l’évolutionnisme s’il avait le droit de répondre à cette question par la négative. Nombre d’observateurs ont soutenu avec Rabelais que a rire est le propre de l’homme. » M. Darwin est naturellement d’un autre