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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/235

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vite et sont vite remplacées par un sourire, parfois même par une grimace. Il y a dans le talent de ce dernier la magique souplesse d’un Protée qui prend à son gré les formes les plus contraires. Tandis qu’on écoute, charmé et attendri, l’oiseau bleu chanter, tout d’un coup la métamorphose s’opère ; on n’a plus devant soi qu’un ouistiti qui gambade avec des mines comiques et qui ne craint pas de se faire voir dans les plus cyniques postures. Lenau n’a point de ces désagréables palinodies. Au risque d’être monotone, il reste le poète du rêve et de la passion. Il est vrai qu’il ne rit jamais et qu’il n’a pas d’esprit. L’autre en a pour deux, mais c’est un esprit cruel; son ironie est corrosive comme du vitriol, sa plaisanterie est dangereuse. Elle porte des coups dont on ne guérit pas; elle ne vous les assène pas à la façon brutale d’un caporal prussien, non, elle entame finement la chair comme une pointe de stylet et y laisse une blessure qui s’envenime. Lenau, lui, a des colères de sauvage et des désespoirs d’enfant, mais son humeur farouche ne blesse personne que lui-même. Tous deux sont sceptiques; mais l’un doute parce qu’il n’a pas trouvé ce qu’il cherchait et espérait; l’autre parce qu’il ne croit pas à ce qu’il a trouvé et parce qu’il n’espère plus rien. — Tous deux ont aimé la nature et l’ont admirablement chantée : Heine avec plus d’art, Lenau avec plus de cœur. Mais une chose qui rend Lenau supérieur à Heine, malgré ses obscurités, malgré sa tristesse monotone, c’est qu’il a vraiment et profondément aimé. Sa poésie est plus humaine. Les souffrances et les joies de ses semblables, grands ou petits, l’intéressent fraternellement. L’homme lui est sympathique, il entre dans sa peau, il rit de son rire, il mêle ses larmes aux siennes, et par Là il est plus éloquent que Heine, parce qu’il remue le cœur dans sa profondeur intime.

En somme, et une fois la part faite de la sèche ironie de l’un, de l’obscure mélancolie de l’autre, c’étaient deux vrais poètes, les deux seuls poètes originaux que l’Allemagne ait possédés depuis Goethe. Eux morts, il s’est fait un silence dans la poésie allemande, comme il se fait un silence dans les bois quand les rossignols ne chantent plus. On entend bien encore de loin en loin, entre le Danube et la Sprée, quelques chants de poetœ minores, mais l’Allemagne les écoute à peine, et d’ailleurs le roulement des canons Krupp et les éclats de la politique de M. de Bismarck ont depuis longtemps, dans la grande forêt germanique, couvert ces faibles gazouillemens de rouges-gorges et de passereaux de l’arrière-saison.


ANDRE THEURIET.