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vu partir au mois de mai 1792 ; j’ai cru l’être à l’invasion de la Savoie ; à votre entrée en campagne cette année, à votre marche en avant l’année dernière, je croyais mourir. Oh ! que je me trompais ! Je me sens déchirée, mon enfant me suit partout… Je m’étais confiée à la Providence : jusqu’ici je lui avais remis mes destinées, à présent je ne puis plus me fier à elle ; c’est vous, mon seul ami, à qui je m’accroche… » Joseph de Maistre se partageait entre la mère, qu’il entourait de soins à Lausanne, et le père qu’il s’efforçait de consoler au loin, à qui il écrivait : « Il me semble que vous m’êtes plus cher depuis que je ne vois rien dans le monde de plus infortuné que vous… » Celui qui a passé pour un philosophe altier et sans pitié, tant qu’on ne l’a pas connu par ses lettres, avait des bontés charmantes dans l’intimité ; mais Joseph de Maistre faisait mieux. Il cherchait une diversion à la douleur, il écrivait pour ses amis ce fragment qui est resté sous le titre de Discours à la marquise de Costa sur la vie et la mort de son fils Eugène de Costa. Il se plaisait à raconter cette courte existence tranchée dans sa fleur, à faire revivre l’aimable adolescent en rappelant qu’une de ses dernières études d’histoire avait été sur la mort d’Épaminondas. Il embaumait à l’antique cette jeune mémoire. Le Discours est resté comme une des premières œuvres de celui qui allait être l’auteur des Considérations. Le génie naissant de Joseph de Maistre se confond avec le deuil d’un ami frappé dans ce qu’il a de plus cher, destiné à garder l’inguérissable blessure dans une carrière d’épreuves de tout genre.

Pour le père, le coup était porté. Le marquis Henry pouvait sans doute trouver une sorte d’adoucissement dans ces pages de De Maistre qu’il recevait à Saint-Dalmas et qu’il relisait onze fois dans ses courses à travers les montagnes ; il ne restait pas moins profondément atteint. On lui avait envoyé un autre de ses enfans, Victor, pour remplacer Eugène, et c’était pour lui une occasion nouvelle de souffrance. « N’est-ce pas tenter Dieu, s’écriait-il, que de se rembarquer après un tel naufrage et de hisser de nouveau la voile qu’il a foudroyée ? » Peu après, aux interrogations pressantes et inquiètes de sa femme, il répondait : « Vous me demandez de vous parler de moi et de mes projets. L’avenir et moi sont deux choses dont je détourne constamment les yeux. Depuis que d’affreux événemens m’ont séparé de tout ce que j’aimais, j’en suis venu à ne plus me compter pour rien… » Il n’avait qu’un moyen d’échapper en quelque sorte à lui-même, c’était de s’étourdir par le travail, par la fatigue, par l’activité du soldat. C’est ce qu’il faisait, en s’avouant que, s’il lui restait encore quelque feu, ce serait « sur le chapitre de la gloire. »