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Chose étrange cependant, il avait fallu la mort d’un enfant pour rappeler à tous, à la cour comme aux généraux, qu’Henry Costa servait depuis deux ans comme volontaire, qu’il n’avait d’autre ressource pour vivre que les « soixante-dix livres dix sols » payées par mois à son fils, qu’il avait plus d’une fois déployé les plus fortes qualités militaires. Le roi, instruit de ces détails, se montrait fort étonné, — il ne savait rien! Colli, arrivé au commandement du corps piémontais le jour même de la blessure d’Eugène Costa, demandait le père pour quartier-maître ou chef d’état-major. Et lui, le marquis Henry, il n’avait qu’une préoccupation : il éprouvait une sorte de pudeur fière à la pensée de paraître recevoir le prix de la mort de son enfant. « Des gens sans entrailles, écrivait-il, diront peut-être que j’ai battu monnaie avec le sang de mon fils. La vérité est que je n’ai rien demandé. Colli a tout fait sans m’en rien dire, et me voilà faisant un rôle au moment où moins que jamais cela me semblait désirable. Malgré les instances qui m’ont été faites, j’aurais refusé si je n’avais entrevu la possibilité d’échapper à moi-même par un excès de travail... » Avant peu il allait être quartier-maître de l’armée piémontaise tout entière, le jour où cette armée, sans se séparer des Autrichiens, reprenait une certaine indépendance, et comme la puérilité se mêle à tout, le roi exigeait du marquis Henry qu’il reprît sa décoration de gentilhomme de la chambre. « Tout cela me fait sourire, dit-il alors non sans amertume, et me rappelle le marché du fils de Moïse dans le Ministre de Wakefield, lorsqu’il vendait un bon cheval de herse pour une balle de lunettes vertes montées en cuivre doré. » — Je suis de l’avis du petit-fils historien du marquis, je ne suis pas sûr que dans cette nature refoulée en elle-même il n’y eût quelque secrète et généreuse ambition qui se sentait au-dessus des faveurs vulgaires de la fortune.

Le voilà donc dans son rôle de colonel quartier-maître de l’armée et de personnage militaire officiel presque malgré lui ! Le voilà domptant le chagrin intime par le travail, mettant une infatigable activité à réorganiser la défense des vallées piémontaises à demi ouvertes depuis que les Français sont sur les crêtes des Alpes et s’étendent dans la rivière de Gênes. Qu’on ne s’y méprenne pas : en s’élevant il ne perd rien de son indépendance d’esprit et de caractère. Il n’est pas plus indulgent pour les Autrichiens, les « chers alliés, » toujours prêts à la malveillance et aux trahisons. Il n’a pas moins d’ironie pour les intrigues de cour qui paralysent tous les efforts sérieux. Il n’a que peu d’illusions sur la marche des affaires, sur toutes les opérations mal conçues et mal conduites où à chaque combat on perd du terrain. S’il est un moment où il y ait encore quelque chance, quelque lueur d’espoir, c’est à la suite de la révolution de thermidor qui ralentit d’abord les mouvemens français ;