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c’est lorsqu’un peu plus tard, en 1795, Beaulieu vient prendre le commandement de l’armée autrichienne, tandis que Colli est à la tête de 25,000 Piémontais. « Colli et Beaulieu, dit-il, semblent fort unis et désireux de s’entendre. Dieu veuille que ce petit grain de bienveillance produise, comme le grain de sénevé, un arbre à nous abriter contre l’orage. » Là il semble encore espérer; mais le moment approche, — au commencement de 1796, — où un coup de foudre va retentir dans les Alpes, et il est curieux de saisir les premières impressions d’un homme d’esprit et de sagacité à la veille de la crise qui se prépare. « Que se passe-t-il dans la rivière de Gênes? écrit-il... On annonce à l’armée l’arrivée d’un nouveau général en chef. On le nomme Bonaparte, Corse d’origine. Il était officier d’artillerie sous l’ancien régime, par conséquent gentilhomme, mais peu connu dans l’armée, où il n’a été employé que comme artilleur à la prise de Toulon. On ne le croit pas jacobin : il est homme d’éducation et de bonne compagnie. Il passe pour être plein de génie et de grandes vues... Que fera-t-il? Je n’en sais rien encore... » — Ce qui va arriver, c’est Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi, c’est l’armée française s’enfonçant entre l’armée autrichienne et l’armée piémontaise, battant l’une et l’autre, rejetant les Autrichiens en Lombardie et réduisant les Piémontais à merci; c’est Bonaparte descendant en quelques jours dans les plaines de Piémont, imposant au roi de Sardaigne un armistice sous forme d’ultimatum, — et, ce que le marquis Henry prévoyait encore moins que tout le reste, c’est qu’appelé lui-même comme quartier-maître à négocier la reddition, il allait assister dans une entrevue nocturne à la naissance de la plus prodigieuse fortune du siècle !

C’est à Cherasco, le 27 avril 1796, — la campagne avait commencé le 12! — que se passait cette entrevue, assurément faite pour marquer dans la vie d’un homme; elle avait lieu dans le palais du comte Salmatoris, où avait été établi le quartier-général français. Le marquis Henry Costa et le général de La Tour, chargés par le roi d’accepter encore plus que de débattre un armistice présenté au bout de l’épée victorieuse, étaient arrivés à dix heures et demie du soir. Introduits d’abord auprès de Berthier, dans une salle où flambait un grand feu, ils voyaient bientôt sortir d’une chambre voisine un jeune homme en uniforme, sans sabre, sans écharpe, la tête nue; ses cheveux lisses tombaient des deux côtés de son front, encadrant un visage maigre et blême où étincelaient des yeux profonds, rougis par les fatigues. Il se décelait à sa démarche, c’était Bonaparte! Une gravité froide présidait nécessairement à cette rencontre d’hommes qui se voyaient pour la première fois au milieu des hasards de la guerre. La discussion ne pouvait qu’être