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Même là rien qui ressemble ni à la sympathie ni à l’équité. La conservation du fort y est assurée par son propre égoïsme, et celle du faible par des instincts dérivés de l’égoïsme, qui lient l’intérêt des forts aux siens. — À défaut de bonté, la Nature a de la prudence. Elle ruse en nous et avec nous pour arriver à ses fins ; elle nous trompe nous-mêmes sur la sympathie, sur l’amour, qui au fond ne sont que l’égoïsme ; son art est de jeter sur ces instincts grossiers je ne sais quel voile d’idéal qui en cache la vulgarité. On dirait qu’ici le poète traduit Schopenhauer :

L’Amour avec la Mort a fait un pacte tel
Que la fin de l’espèce est par lui conjurée.
Meurent donc les vivans ! la vie est assurée…


Qu’importent que les individus disparaissent, après avoir accompli leur tâche et semé la vie ? C’est tout ce que voulait d’eux le génie de l’espèce ; la pudeur n’est qu’un artifice pour vaincre

Le dégoût de peupler une terre aussi dure.


La Beauté n’a d’importance que parce que c’est à elle qu’a été confiée l’intégrité du moule de la race. — L’amour maternel n’est qu’un instinct de la chair et du sang dont la Nature a besoin pour faire vivre l’enfant, trop faible pour se nourrir lui-même.

Les états se comportent comme les espèces entre elles. Encore y a-t-il une différence à marquer en faveur des animaux ; les individus de la même espèce ne se déchirent pas entre eux. La guerre, l’horrible guerre est le privilège de l’espèce humaine : la sentence du meurtre est la seule que l’on respecte, et ce qu’on appelle dans les palais et dans les cathédrales la justice de Dieu n’est que la loi de la force. — Dans l’intérieur de l’état, c’est la même chose : la loi du besoin y règne seule ; c’est l’intérêt de la réciprocité qui fonde l’apparence de ce qu’on nomme la justice. Le besoin partout crée le droit ; et quel besoin ! le besoin physique uniquement ;

C’est du conflit des corps que le droit est venu.


Si l’homme n’était qu’une ombre impalpable, il n’aurait imaginé rien de pareil, et le nom même de justice serait inconnu. Mais nous sommes soumis à la loi de l’attraction qui nous fixe sur un sol déterminé ; les autres hommes nous disputent cette place ; il faut que chacun mesure à chacun l’espace qu’il occupera :

Toujours d’un droit qui naît une liberté meurt.


Peut-on croire au moins que la justice, cette chimère sur la terre, sera une réalité ailleurs ? Y a-t-il quelque part une justice