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inspiration résisterait à des gênes pareilles ? Le talent peut-il imaginer à plaisir de plus pénibles entraves et tenir contre lui-même une gageure plus singulière ? Et y a-t-il au monde contradiction plus forte que la forme du sonnet avec la largeur de l’inspiration que réclamait l’audace du sujet ? Le sonnet convient à merveille à l’expression d’une idée ou d’un sentiment simples et concrets ; il note une fantaisie de l’esprit, une émotion rapide, une rougeur fugitive, un désir, un regret. Il convient admirablement à l’inspiration courte des jeunes parnassiens, qui en ont tiré de charmans effets. Mais, grand Dieu ! employer cette forme artificielle à l’expression des plus hautes idées, quelle fantaisie regrettable ! Le culte du sonnet, appliqué à de pareils sujets, est un reste du vieil homme, un souvenir du parnassien dans M. Sully-Prudhomme. De là que d’obscurités de détail ! que de vers durs et techniques ! Il y a dans tout le poème une adresse de facture presque excessive ; mais la variété manque, la liberté d’allures, la souplesse et l’ondulation des mouvemens, tout ce qui fait la grâce. La pensée a de la raideur ; dans cette tension uniforme, le charme fait défaut. On exige de nous trop d’efforts, non pour comprendre l’idée, qui est suffisamment claire, mais pour pénétrer dans l’expression trop ramassée en elle-même, trop condensée, où l’air et l’espace manquent. C’est évidemment à la contrainte d’une forme impossible qu’il faut attribuer des vers pareils à ceux-ci ; il s’agit de réveiller le poêle de sa langueur :


Mais si je lui montrais la Gloire
Sonnant ses vers sous un laurier ?


Et cette imitation si pénible de Lucrèce, qui nous peint l’homme se ruant à la volupté et en sortant avec une tristesse invincible :


Amour, ne ris-tu pas des roucoulans aveux
Que depuis tant d’avrils la puberté rabâche,
Pour en venir toujours (triste après) où tu veux.


Je n’aime guère non plus ces strophes, où le poète exprime la loi de la faim qui fait passer son sanglant niveau sur le monde des vivans :


Aveugle exécuteur d’un mal obligatoire,
Chaque vivant promène écrit sur sa mâchoire
L’arrêt de mort d’un autre, exigé par sa faim.
Car l’ordre nécessaire, ou le plaisir divin,
Fait d’un même sépulcre un même réfectoire
À d’innombrables corps, sans relâche et sans fin.


Je n’insiste pas ; il y aurait de l’injustice à recueillir, dans une œuvre de longue haleine, les vers où l’art a défailli : c’est d’ailleurs