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étaient fort élevés, les portes bien closes, la garde nombreuse et vigilante en apparence ; rien n’y fit. Il y avait à l’intérieur des complices qui lui ouvrirent toutes les serrures et des compagnons qui se dévouèrent à le laisser échapper seul. L’alarme fut vive au palais du vice-roi, car on s’y sentait trahi ; aussi les autres accusés s’en ressentirent-ils. Deux d’entre eux furent condamnés à vingt ans de servitude pénale. Un troisième, O’Donovan Rossa, jeune homme exalté, qui se trouvait en état de récidive, fut condamné à la détention perpétuelle[1]. Le verdict rendu, Stephens, qui vivait caché dans la maison d’une pauvre femme sans s’inquiéter des poursuites dont il était l’objet, parce qu’il connaissait le dévoûment inébranlable de ses associés, Stephens se dit qu’il était temps de quitter l’Irlande. Il traversa Dublin en voiture découverte, sans que personne fît attention à lui, se fit conduire sur le bord de la mer où une barque lui avait été préparée et de là il gagna le navire qui l’attendait au large. Il fit un court séjour en France avant de se rendre une dernière fois aux États-Unis. Les fenians de la mère patrie avaient encore foi en lui ; ceux d’Amérique étaient moins dociles, comme on verra bientôt.

Jusqu’alors, l’attitude du clergé catholique envers les fenians avait varié suivant les circonstances. Franchement hostiles en Irlande, où les propos du chef des conjurés leur avaient déplu dès le principe, les prêtres s’étaient montrés plus indulgens de l’autre côté de l’Atlantique. Le bruit s’était répandu que le saint-siège avait prononcé la décision suivante : Fenianos non esse inquietandos, d’un trop mauvais latin à coup sûr pour être authentique. À la veille des arrestations de Dublin, plusieurs prélats d’Amérique, l’évêque de Philadelphie, l’archevêque de Saint-Louis, démentirent ce bruit et se prononcèrent, par ordre de la cour romaine, de la façon la moins équivoque. De leur côté, les conspirateurs se déclarèrent sans la moindre réserve les adversaires déterminés de l’esprit clérical. Une sorte de proclamation que leur fit distribuer le comité directeur vers cette époque dépasse en violence les attaques

  1. Rossa montra devant le jury un sang-froid remarquable. Ayant refusé l’assistance d’un avocat, il conduisit les interrogatoires des témoins avec beaucoup d’adresse, puis, le moment venu de présenter sa défense, il dit qu’il croyait utile de lire à haute voix la collection entière de l’Irish people, à l’exception des annonces, ajoutait-il par une sorte de condescendance. Il espérait arracher à la fatigue des jurés un verdict favorable ; le président déjoua ce calcul en annonçant que l’audience continuerait jusqu’à ce que l’accusé eût fini sa lecture. Après avoir gardé la parole pendant huit heures consécutives, à bout de forces, le malheureux ne put aller plus loin. N’y a-t-il pas quelque chose d’original dans ces détails de mœurs judiciaires qui prouvent qu’en Angleterre, devant un tribunal, c’est parfois une lutte de force physique qui s’établit entre les juges et l’accusé ?