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et naïf, bonhomme au demeurant, écrive dans son Journal, aux environs de 1734 : «Il serait à souhaiter que nos prélats s’abstinssent de publier des écrits qui ne servent en réalité qu’à diffamer la religion. Plus on creuse sur ces matières, soit sur les prophéties, soit sur les miracles anciens, et plus on voit l’obscurité des unes et l’incertitude des autres, qui se sont établis, dans des temps reculés, avec aussi peu de fondement que ce qui se passe sous nos yeux. » Je sais bien qu’il n’y a qu’à tourner la page et que notre bon incrédule, en nous racontant merveilles d’une chienne de la foire qu’il a vue, — mais de ses yeux vue, — jouer divinement le « triomphe, » n’hésitera pas à conclure qu’il y a de la magie là dedans. Qu’importe, il ne nous en a pas moins signalé très nettement ce premier ébranlement des fortes croyances, inévitable suite des querelles théologiques et symptôme avant-coureur de l’universelle incrédulité. Dès la première moitié du siècle, il se forme donc lentement, sous l’influence des disputes religieuses, un esprit de raillerie, le voltairianisme d’avant Voltaire, un courant d’opposition philosophique, indépendant des philosophes et antérieur aux philosophes, car, à la date où nous sommes. Voltaire ne semble avoir d’ambition que d’accommoder l’Hamlet dans son Éryphile, et dans sa Zaïre le farouche Othello de Shakspeare au dernier goût français, Montesquieu plante des vignes à la Brède, Diderot donne, quand par hasard il en trouve, des leçons de mathématiques, et Jean-Jacques achève son éducation aux Charmettes.

Voilà qui va bien, mais ne pensera-t-on pas qu’il manque plus d’un trait à ce tableau de l’incrédulité naissante ? Le grand Dictionnaire de Bayle, ce compendium du doute et cet arsenal du scepticisme, n’est-il donc plus de 1697? ou, s’il s’agit de l’influence anglaise, n’est-ce pas en 1715 que Bolingbroke exilé vient chercher un asile en France ? Les lecteurs français ne connaissaient-ils pas les Voyages de Gulliver? et quelques-uns d’entre eux le Conte du Tonneau, peut-être ? Voltaire, qui excelle à dénoncer les prétendus larcins des autres, ne croit-il pas retrouver la violente satire de Swift dans un opuscule de Fontenelle, Mero et Enegu, lisez : Rome et Genève ? Les Lettres persanes ne sont-elles pas datées de 1721 ? Et dans ce jeu d’esprit, les critiques clairvoyans n’ont-ils pas remarqué « que l’auteur engageait un peu trop la gravité respectable de ces matières, la religion, les mœurs, le gouvernement[1]?» Les Lettres philosophiques elles-mêmes ne sont-elles pas de 1734, et l’audace de l’ironie voltairienne, encore ici contenue dans les bornes du

  1. Ces paroles sont de Marivaux, qui rédigeait alors une feuille : le Spectateur français. Je les trouve citées dans le livre de M. Louis Vian, Histoire de Montesquieu. Paris, 1878.