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Je m’aperçois en avançant de bien des omissions, entre autres les couplets de la nourrice, une trouvaille pour la verve et l’entrain comique, et dans son genre, comme donnant la note du personnage, une sorte de pendant aux couplets que chante au second acte Fra Lorenzo. Mais on ne peut parler de tout, et j’ai voulu ne parcourir que les sommets. Le cinquième acte n’a qu’une scène, — pathétique et sublime, qu’il fallait surtout éviter de traiter à l’italienne. Là non plus, le musicien n’a point failli, et, laissant de côté les complaintes et les cavatines traditionnelles, il n’a rien demandé qu’au sentiment le plus élevé de la situation. La phrase de Roméo en présence de Juliette endormie est l’expression même d’une douleur suprême; il y a là tout un flot de larmes contenues, étouffées, et qui débordent. Ah ! si j’eusse été à la place de M. d’Ivry, comme j’aurais profité de cette inspiration pour revenir au dénoûment de Shakspeare et faire mourir Roméo avant le réveil de Juliette! L’héroïque et douce victime, liée à cet homme dans la vie et dans la mort, a-t-elle donc mérité qu’on prolonge ainsi son supplice, et ne serait-ce pas plus humain de lui laisser ignorer à quel point le salut fût proche et possible? A quoi M. d’Ivry pourrait peut-être me répondre qu’il y avait songé, mais qu’un musicien ayant deux belles voix à sa disposition ne se résignera jamais à n’en employer qu’une, surtout lorsqu’il s’agit d’une scène capitale et qui va décider du sort de la soirée. L’événement ayant démontré la justesse de cet argument, je me rétracte, et, tout en continuant à protester contre la variante de Garrick, je me range du côté du public pour applaudir le grand effet dramatique et musical obtenu.

Nous nous étonnions un jour devant Frédérick-Lemaître que l’idée ne lui fût pas venue de jouer en haut lieu, à la Comédie-Française par exemple, quelques-uns des rôles du répertoire de Molière et de couronner par là sa carrière. « Mais c’est que l’idée, au contraire, m’en est venue, nous répondit le grand artiste.

— Eh bien alors, pourquoi ne l’avoir pas réalisée?

— Parce qu’il faut qu’un artiste laisse toujours au public quelque chose à désirer et le tienne en présence d’un certain inconnu qui fasse dire aux esprits intelligens et curieux ce que vous me dites là, et ce que vous ne me diriez plus si j’avais joué Tartuffe, Harpagon et Scapin. »

Il y aura ainsi de tout temps, pour les comédiens et chanteurs éminens, de ces rôles de prédilection où les amateurs ne cessent de les convier et qu’il leur devient par cela même très dangereux d’aborder. Qui n’a rêvé de voir M. Capoul jouer Roméo, qui ne s’est demandé s’il n’y avait point dans cet artiste si doué le physique d’un rôle qui ne pouvait trouver au théâtre de représentant parmi les hommes, et qu’en désespoir de cause, les Italiens distribuent aux femmes. Eh bien, ce rôle impossible, M. Capoul l’a joué, l’a chanté et de façon