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qu’on se demande lequel des deux l’emporte, du comédien ou du chanteur. M. Rossi, que j’ai toujours présent, fut un modèle de figuration savante et forte. Mais l’opéra n’a pas besoin de ces complications, il néglige la partie philosophique, supprime la scène de l’apothicaire, et, simplifiant l’action, exige de l’artiste beaucoup moins; avec de l’intelligence, de la jeunesse, de la passion, un certain magnétisme dans la voix et le geste — excusez du peu — chacun s’en tire. M. Capoul insiste naturellement sur les dehors du personnage, et s’il a feuilleté Rossi, s’il se souvient des autres maîtres rencontrés ça et là dans ses voyages, c’est pour leur emprunter une attitude, un air de visage, ne prenant conseil que de lui-même en tout ce qui touche à l’ensemble de la création, où la flamme, l’inspiration, le pathétique prédominent! Avec quelle timidité charmante il dit à Lorenzo : « Mon père, ne me grondez pas. » Et dans la scène des duels, par quelles émouvantes et tragiques gradations il vous fait passer ! Humble d’abord, presque lâche devant tout ce qui peut menacer son amour; puis soudainement, après la mort de Mercutio, bondissant comme un tigre sous le coup de la haine affolée qui le pousse à tuer Tybalt. Quant au chanteur, comme style, on ne peut aller plus loin. Je citerai sa romance du troisième acte et les solis du grand duo; c’est phrasé de la façon la plus pure, la plus classique, et c’est en même temps varié et plein d’imprévu; car M. Capoul n’a rien de cette détestable habitude de professer en chantant, que nous avons eu trop souvent l’occasion de relever chez M. Faure et chez Mme Carvalho. Il reste dans son personnage, fait avec lui cause commune à la vie et à la mort, sans nul souci de venir parader devant la rampe pour son propre compte. J’appelle aussi l’attention sur la mélopée de l’acte du tombeau, musique superbe, écrite d’inspiration et rendue de même. Artiste et maestro se sont ainsi trouvés confondus ensemble dans les bravos du public, et c’était une joie de les voir à la fin triompher après tant de traverses. Car personne parmi les spectateurs n’ignorait le zèle et la bravoure de M. Capoul au milieu d’une longue série de circonstances de plus en plus inextricables qui auront servi de prologue au lancement de cette partition. Zèle et dévoûment non d’un artiste, mais d’un ami qui n’en veut pas démordre, et qui, à l’enjeu déjà si beau qu’il apportait de son talent, joindra sans hésiter celui de ses propres fonds. La fortune n’aide pas seulement les audacieux, elle aide aussi les convaincus, et qui sait si toutes ces aventures préliminaires, tous ces reviremens et ballottages, au lieu de nuire au succès n’y auront point contribué?

Il n’est mal dont un bien ne puisse résulter.


Ainsi s’exprime la sagesse par la bouche de Fra Lorenzo, l’être bénévole