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lieu de tous les autres, le droit de tout faire. Ses délégués sont comme lui des maîtres absolus ; en son nom ils décident de tout souverainement, et à ceux qui, se plaignant d’être lésés par leurs décisions, invoquent des libertés primordiales, des droits naturels que tout gouvernement doit respecter, ils répondent: Vous êtes de mauvais esprits; la liberté, c’est la souveraineté du peuple, et, jusqu’à nouvel ordre, le peuple c’est nous.

Genève a célébré récemment avec éclat le centenaire de Jean-Jacques Rousseau. Le grand homme qu’ont fêté ce jour-là M. Carteret et le Caucus n’est pas l’illustre charmeur, l’incomparable écrivain, celui qui non-seulement, comme le remarquait Sainte-Beuve, « a fait subir à notre langue la plus grande révolution depuis Pascal, » mais celui qui renouvela en quelque sorte l’imagination française épuisée, le père du romantisme, par qui furent ouverts à la poésie moderne des chemins inconnus; de lui procèdent Werther, Paul et Virginie, René, Childe-Harold, le marquis de Posa et Mauprat, si bien qu’on peut lui dire ce que disait Dante à Virgile :

… O quella fonte
Che spande di parlar si largo fiume!


Le Jean-Jacques Rousseau auquel ou a offert tant de fleurs et de couronnes dans la plaine de Plainpalais n’est pas non plus l’auteur de l’Émile, le grand ennemi du maillot, des préjugés, de la routine, le rénovateur de la première éducation, dont les vues saines et profondes ont fait le tour du monde et à qui nous devons Pestalozzi, Basedow, le père Girard, Jacotot, la méthode naturelle, les jardins d’enfans et les leçons de choses. Non, l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile n’intéresse que médiocrement le Caucus et M. Carteret, ils ont réservé tous leurs hommages pour l’auteur du Contrat social, pour l’inventeur du jacobinisme et pour l’ancêtre de Robespierre, pour l’homme qui n’a pas craint d’avancer que « le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens, » et qui ajoutait : « On convient que tout ce que chacun aliène de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté; mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance. » Eh quoi ! ma conscience même, faudra-t-il que je la sacrifie à l’état? Oui, si l’état me signifie que ce sacrifice est nécessaire à son bonheur. Je donnerai donc à l’état ma conscience, et, après l’avoir livrée, je déclarerai que je suis libre, parfaitement libre, puisque c’est le bon plaisir du souverain et puisque ma servitude fait partie de sa liberté. Ainsi l’ont décidé le Contrat social, la théorie du gouvernement-peuple et le Caucus.

Il suffirait pour définir la démocratie autoritaire de dire qu’elle est