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L’ÎLE DE CYPRE.

une lutte de tous les instans à soutenir sans défaillance. Il fallait animer les combattans par l’appât des primes offertes à la vaillante patience du bûcheron et du laboureur. Strabon nous a conservé, d’après Ératosthène, une loi cypriote qui doit dater de l’époque ptolémaïque. Quiconque avait défriché un terrain boisé et y avait fait passer le soc de la charrue le recevait en pleine et entière propriété, exempt de tout impôt et de toute redevance.

Aujourd’hui, l’homme a triomphé de la forêt ; mais comme il arrive souvent, le vainqueur, pour n’avoir pas su s’arrêter, pour avoir voulu pousser sa victoire jusqu’au bout, en a été la première victime. Ce que la végétation forestière a perdu, ce n’est point la culture qui l’a gagné, c’est la stérilité, c’est le désert. Il n’y a plus guère dans l’île de forêts qui méritent ce nom ; vous n’y rencontrez que des arbres clair-semés ou des bouquets de bois qui ne vous prêtent leur ombrage que pendant de trop courts instans, bientôt vous retrouvez la roche nue ou le maquis que tond sans cesse la dent infatigable et vorace des chèvres, dressées parmi les buissons pour en atteindre les plus hautes branches. Ces rongeuses insatiables, le voyageur qui suit les sentiers de la montagne ne les aperçoit pas toujours, cachées qu’elles sont dans les fourrés de lentisques et d’arbousiers ; mais, de loin, il devine leur présence au mouvement des rameaux qu’elles attirent et qu’elles courbent en les dépouillant, il la devine à leur petite toux sèche qui résonne à distance. Que de fois je les ai observées, souples et gracieuses, dans les montagnes de l’Attique et des îles grecques ! Combien de fois ce bruit familier m’a signalé le voisinage d’un pâtre auquel je pourrais demander la source la plus prochaine ou le chemin perdu ! Quel appétit elles possèdent, ces éternelles affamées ! Ce sont elles qui achèvent la destruction commencée par la main de l’homme ; là où la cognée a dévasté la forêt, la morsure de la chèvre empêche la nature de réparer le désastre. À mesure que se montrent, au printemps, les jeunes pousses, la chèvre les dévore jusqu’à ce que la souche découragée se lasse de produire.

Dans son œuvre meurtrière, la chèvre a été aidée, depuis un siècle surtout, par d’autres rongeuses, les sauterelles. Jadis celles-ci ne désolaient l’île que de loin en loin ; parfois de grands vents du nord les apportaient des plateaux de la Caramanie ; c’était une mauvaise année à passer. Plus tard, elles finirent par s’établir à la pointe orientale de l’île, dans des cantons devenus déserts ; elles y déposaient leurs œufs par millions et par milliards. Depuis lors, chaque année, au début du printemps, elles se répandaient dans toute l’île ; partout où le vent les avait poussées, il ne restait pas derrière elles une feuille verte. Le fléau devenait intolérable. Par un singulier hasard, il y a une dizaine d’années, l’île s’est trouvée