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posséder un gouverneur honnête et capable, Saïd-Pacha ; quelques mesures bien calculées et suivies avec persévérance ont amené la destruction des sauterelles. L’île en est délivrée, mais elles avaient eu tout le loisir de faire beaucoup de mal aux cultures et aux bois.

Avec de pareils auxiliaires, les habitans de l’île ont fini par ne presque rien laisser de ces richesses forestières que leur avaient transmises presque intactes les générations antérieures. De manière ou d’autre, les pouvoirs qui s’étaient succédé dans l’île avaient dû protéger les forêts, au moins dans certaines régions ; ils avaient dû édicter des règlemens analogues à ceux dont la trace nous a été conservée, tout près de là, dans le Liban, par ces nombreuses inscriptions latines qui se lisent sur le roc, en différens endroits des districts d’Akoura et de Kartaba, inscriptions que M. Renan a recueillies et qu’il a expliquées d’une manière si plausible[1]. Ces textes gravés en grandes lettres qui frappaient tous les yeux réservaient au gouvernement le droit d’abattre et d’employer pour les constructions publiques quatre essences précieuses entre toutes. Les autres bois, de moindre valeur, restaient à la disposition des particuliers, cetera privata.

Sans ces défenses, il eût été difficile de conserver des réserves en haute futaie capables de fournir aux maîtres successifs de Cypre les grandes pièces qu’ils en ont toujours tirées, soit pour la quille et la mâture de leurs navires, soit pour les planchers et les combles de leurs édifices. Or Cypre a toujours été célèbre par ses chantiers maritimes et par l’excellence des bois que l’on y mettait en œuvre. Quand Alexandre, au cours de son expédition, se décide à lancer une flotte sur les grands fleuves de la Mésopotamie, l’Euphrate et le Tigre, pour en reconnaître et en commander les rivages, c’est de Cypre qu’il fait venir, à travers la mer, à travers les montagnes et le désert de Syrie, les planches et les poutres de cyprès qui lui serviront à fabriquer ses vaisseaux. Un peu plus tard, si les Ptolémées font de si grands efforts pour conquérir Cypre sur Antigone et Démétrius, puis pour s’y maintenir contre les Séleucides, c’est qu’ils ont besoin des forêts de l’île ; sans elles, où construiraient-ils ces escadres qui leur assureront l’empire du bassin oriental de la Méditerranée ? Dans des temps plus rapprochés de nous, les Lusignans ont été de grands bâtisseurs ; —pendant plus d’un siècle, dans leur royaume, ils ont élevé partout châteaux et palais, grandes églises ogivales aujourd’hui changées en mosquées, abbayes dont les ruines pittoresques, dont les nefs et les clochers gothiques donnent au voyageur, dans certaines vallées cypriotes, l’impression

  1. Mission de Phénicie, p. 259 à 281. La formule complète est ARBORUM GENERA IV CETERA PRIVATA ; mais le plus souvent elle est écrite en abrégé.