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d’une très épaisse couche de sel, où l’eau douce trouve aisément de quoi se saturer. Celle-ci s’évapore, pendant les mois brûlans, et laisse à sa place une croûte de sel que l’on casse et que l’on amoncelle en tas tout le long du marais. Pour donner une idée de l’importance de cette production, il suffit de prendre un chiffre que nous fournit M. Lang, ancien consul de sa majesté britannique dans l’île, où il a résidé pendant neuf ans. S’il est au monde un administrateur maladroit et négligent, c’est bien le gouvernement turc ; pourtant, même entre ses mains, le monopole du sel, à Cypre, rapportait, dans ces dernières années, un million de francs. Entre les mains d’industriels et de négocians tels que les Phéniciens, combien les bénéfices de cette vente devaient être plus grands encore, dans un temps où la plupart des riverains de la Méditerranée étaient encore trop barbares même pour savoir tirer de l’eau de mer cette denrée si nécessaire.

L’agriculture n’est qu’une des formes de l’industrie ; les Phéniciens y excellèrent de bonne heure. On sait quel jardin d’une merveilleuse richesse ils avaient fait de tout le territoire de Carthage ; elle-même, la haine romaine n’a pu se défendre de leur accorder cette louange, et le sénat fit traduire leurs livres en latin pour porter leurs méthodes à la connaissance des laboureurs italiens. Les Phéniciens d’Afrique ne firent d’ailleurs qu’appliquer dans leur nouveau domaine des habitudes et des procédés qu’ils avaient apportés de la mère patrie. C’est ce qu’a mis en lumière le plus récent explorateur de la Phénicie, M. Renan ; il cite des textes, et de plus il a relevé jusqu’aux moindres vestiges que l’industrie rurale a laissés sur cette côte, surtout dans la banlieue de Tyr[1]. Meules, pressoirs et cuves, aqueducs et silos taillés dans le roc, il a tout retrouvé, et ce qui ressort pour lui de cette étude, c’est que les Phéniciens ont porté dans le travail de la terre les mêmes qualités d’énergie patiente et d’ingénieuse adresse que dans leurs navigations lointaines, que dans l’administration de leurs comptoirs ou la direction de leurs ateliers. La Phénicie n’est autre chose qu’une étroite bande de terrain, serrée entre la montagne et la mer ; nulle part une plaine de quelque étendue, mais des fonds de vallée ravagés par les torrens, et des pentes plus ou moins raides sur lesquelles on ne peut retenir la terre végétale que par un effort incessant, à l’aide de petits murs qui les partagent en nombre de terrasses étagées les unes au-dessus des autres. La Phénicie n’en présentait pas moins, d’Arados à Joppé, une longue suite de vergers, de vignes, de champs cultivés, de fermes munies d’un outillage qui, pour le temps, était la puissance et la perfection même.

Ce territoire était trop restreint pour jamais pouvoir nourrir

  1. Mission de Phénicie, p. 633 et suivantes.