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L’ÎLE DE CYPRE.

de ses seules récoltes des villes aussi populeuses que Tyr et Sidon ; mais les belles métairies dont il était rempli faisaient l’orgueil et la joie des riches marchands qui les possédaient. Ni l’argent ni les bras ne leur manquaient ; ils avaient, comme colons, les paysans juifs des tribus d’Aser et de Nephtali, comme serviteurs, les esclaves qu’ils achetaient dans le monde entier. Avec sa culture intensive et savante, cette banlieue des cités chananéennes joua le rôle d’un vaste champ d’expériences ; au retour de ses courses aventureuses, plus d’un marin prit sans doute plaisir à y semer, à y voir pousser et s’acclimater telle plante, tel arbre utile dont il avait rapporté la graine de quelque lointain rivage. Toute cette contrée devint ainsi une école, une pépinière de vignerons, de jardiniers, de laboureurs habiles.

On aurait donc tort de ne voir dans les Phéniciens, comme on incline parfois à le faire, que des artisans et des marchands ; il convient aussi de leur faire une belle part dans les premiers progrès de l’agriculture et surtout dans la transmission, dans la propagation de ses méthodes. Cette épaisse et sombre forêt qui couvrait toute l’île de Cypre quand ils y débarquèrent, ils furent les premiers à l’entamer. L’incendie éclaircit les halliers et prépara le terrain que le fer vint ensuite débarrasser des vieux troncs et des souches massives. La charrue ouvrit, elle égalisa ce sol fécond, formé des feuilles accumulées par des milliers d’hivers et des cendres de la forêt brûlée. Les céréales, l’épeautre, l’orge, le froment, y furent jetées par la main du semeur ; on y vit jaunir les moissons. Dans ces mêmes défrichemens, à côté du champ de blé, une place fut réservée aux arbres fruitiers et aux plantes potagères, au verger et au jardin. Le figuier offrit au laboureur, avec l’ombre de ses larges feuilles, son fruit savoureux, et c’est peut-être de cette époque reculée que date dans l’île la culture de certaines plantes qui sont bien d’origine asiatique ou africaine, la casse, la cannelle, le sésame, la colocasie ou fève d’Égypte. Quant à la vigne, nous croirions volontiers qu’elle fut apportée dans l’île par les mêmes mains ; ce serait les Phéniciens que devraient remercier les gourmets auxquels ne déplaît pas le vin de Cypre.

Des traditions que Tacite a recueillies et que rend vraisemblables le moindre coup d’œil jeté sur la carte mentionnaient aussi l’établissement dans l’île de colonies ciliciennes, mais la Cilicie était habitée par des populations sémitiques ; pour Hérodote, Cilix est fils d’Agapénor, un Phénicien. Il n’y a donc pas lieu de distinguer des Phéniciens les Ciliciens, qui durent se fixer de préférence sur la côte nord de Cypre. Là leurs traces furent d’ailleurs bientôt effacées par le peuple dont la langue se parle encore aujourd’hui dans l’île tout entière, par les Grecs.