Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/538

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
532
REVUE DES DEUX MONDES.

C’est vers le temps où furent composés les poèmes homériques, plutôt après qu’avant, que durent débarquer dans l’île les premiers Grecs. En effet, l’auteur de l’Iliade semble se représenter Cypre comme une terre toute phénicienne. Cypre n’a point fourni de contingent à l’armée grecque qui assiège Troie ; elle a pour maître le Phénicien Cinyras, auquel Agamemnon doit la cuirasse qu’il porte dans les combats, présent splendide, produit de cet art du forgeron et du ciseleur où les Phéniciens excellaient. D’autre part, c’est à un Grec de Cypre, Stasinos, qu’une tradition constante attribue la composition de l’un des plus anciens des poèmes cycliques, celui qui devait à cette origine son nom même de chants cypriaques ἄσματα ϰυπριαϰά (asmata kupriaka). La colonisation de l’île par les Grecs se placerait donc entre le moment où l’Iliade a été composée telle à peu près que nous la possédons et celui où a commencé le travail des poètes cycliques ; autant que l’on peut, en pareille matière, fixer des dates ou même les indiquer sous toutes réserves, ce serait entre la fin du Xe siècle avant notre ère et le début du VIIIe que la race grecque, déjà répandue sur presque toute la côte de l’Asie-Mineure, déjà maîtresse de la Crète et de Rhodes où l’avaient précédée les Phéniciens, se serait jetée, dans l’élan de sa jeune ambition et de son aventureuse curiosité, jusque sur cette île lointaine, qui gardait l’entrée de la mer syrienne et où les Sémites semblaient déjà si solidement établis. Ceux-ci tentèrent-ils de repousser par la force cette sorte d’invasion ? L’histoire est muette à ce sujet. Les vagues traditions qui sont arrivées jusqu’à nous témoigneraient plutôt de relations amicales, bientôt établies entre les anciens et les nouveaux colons. Les Phéniciens n’étaient pas assez nombreux pour prétendre peupler les territoires où ils prenaient pied ; en Afrique seulement, par suite de circonstances particulières, ils fondèrent un véritable empire et créèrent la race mélangée des Libyphéniciens. Tout ce qu’ils voulaient, c’était s’assurer le privilège d’exploiter les richesses naturelles des contrées où ils abordaient et de fournir seuls aux besoins des hommes qui les habitaient ; pour y réussir, il leur suffisait d’y établir, dans de fortes positions, des comptoirs faciles à ravitailler par mer et à défendre, avec une faible garnison, contre les caprices et les convoitises de tribus à demi sauvages, que pouvaient tenter leurs magasins et leurs dépôts. À Cypre, ils possédaient la région minière, les salines, la côte qui faisait face à leur propre pays et qui en était la plus proche ; le centre de l’ile, l’ouest et le nord étaient encore tout à fait ou presque déserts. Dans ces immigrans, assez civilisés déjà pour avoir beaucoup de besoins et tout prêts à venir fréquenter leurs marchés, ils aimèrent mieux voir des cliens que des ennemis. Pour les marchands de Sidon et pour leurs correspondans de Kition, c’était autant de nouveaux et commodes débou-