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L’ÎLE DE CYPRE.

d’épais massifs de forêts, les bois d’oliviers finirent par s’étendre et par se rejoindre. Jadis ils entouraient l’île d’une ceinture d’un vert pâle, qui n’avait guère de trous ; seulement, de loin en loin, elle était interrompue par quelque abrupte falaise, par quelque rocher tombant à pic dans la mer. Il n’en reste aujourd’hui que des lambeaux ; mais, en plus d’un endroit, avec un peu d’attention, parmi les broussailles, on distingue encore les traces d’anciennes plantations, des murs de soutènement que les racines et les eaux ont crevassés et disloqués, des arbres qui, féconds autrefois, ont cessé de produire depuis qu’ils sont abandonnés à eux-mêmes et que le maquis les étouffe.

La prospérité matérielle ainsi atteinte après que les colons grecs se furent répandus dans l’île tout entière et concoururent avec les Phéniciens à en exploiter les richesses naturelles, cette prospérité, que poètes et prosateurs s’accordent à célébrer depuis les plus anciens écrivains de la Grèce jusqu’aux derniers de Rome, se soutint sans changement notable pendant toute la durée du monde antique ; mais, malgré les ressources qu’ils auraient trouvées dans leurs forêts, les Grecs de Cypre ne paraissent pas avoir jamais cherché à reconquérir cette suprématie maritime qu’ils avaient possédée, nous assure-t-on, vers le IXe siècle. Bien plus, ils ne semblent même pas avoir été très jaloux de leur indépendance. À peine, pendant une longue suite d’années, tentèrent-ils deux fois un sérieux effort pour la reconquérir et la défendre ; encore toutes les villes de l’île ne surent-elles jamais se réunir dans une action commune contre le maître étranger. Ce maître changea d’ailleurs souvent de nom ; ce fut, de tout temps, le souverain auquel se trouvait alors appartenir la Syrie. Le Grec cypriote n’éprouvait pas, dans l’intérieur de la cité, cette haine du pouvoir d’un seul, cette passion pour le gouvernement républicain, aristocratique ou démocratique, qui partout ailleurs a distingué la race à laquelle il appartenait ; il a toujours accepté sans résistance le pouvoir monarchique. De même encore il se résigna bien plus facilement que le Grec des autres Iles ou que celui de l’Asie-Mineure à se voir compris dans quelque grand empire oriental, pourvu que celui-ci, comme c’était le cas d’ordinaire, ne lui demandât guère autre chose que le concours de ses navires en cas de guerre, et le paiement du tribut consenti, soit en nature, soit en argent. Aujourd’hui, comme le fait observer M. Lang, de tous les Grecs d’Orient, les Grecs de Cypre sont ceux que la grande idée, comme on dit à Athènes, a laissé le plus indifférens, ceux qui semblent le plus étrangers aux aspirations panhelléniques. Jamais ils n’ont donné aux Turcs le moindre embarras ; en 1823, ils ont vu massacrer leurs évêques et leurs primats sans essayer la moindre résistance, et, depuis lors, tandis que la Crète, par exemple,