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les vives répugnances des écoles doctrinales contemporaines. On a oublié son mot si vrai : « Quand j’entre dans mon laboratoire, j’en ferme la porte au matérialisme et au spiritualisme. » Ce grand physiologiste était un esprit supérieur qui n’a pu fermer les yeux, nous le verrons plus tard, à la haute lumière de certains phénomènes vitaux dont l’explication dépasse la portée de la méthode purement expérimentale. Il n’avait aucune prétention philosophique ; il entendait constater les faits, non les expliquer. Il s’est confiné sévèrement dans les limites de la science positive, enseignant simplement que tous les phénomènes de la vie, même de la vie psychique, tombent sous les lois physico-chimiques, dans les conditions matérielles de leur manifestation, et démontrant cette vérité par les expériences les plus sûres et les plus décisives. Quand il a professé l’universelle application de la loi à laquelle il eut peut-être le tort de donner un nom barbare qui prête à l’équivoque, il a toujours entendu restreindre cette application aux conditions des phénomènes vitaux, sans songer à l’étendre aux causes elles-mêmes, soit morales, soit simplement vitales, dont l’action propre lui paraît échapper aux prises de la science, parce qu’elle ne se prête pas à une détermination précise.

Avant les expériences de Claude Bernard et de l’école dont il est le chef, l’emploi de l’expérimentation appliquée aux êtres vivans n’était ni fréquent, ni même généralement accepté. Nombre de médecins et de naturalistes admettaient, conformément à la doctrine de Bichat, que la force vitale est en lutte avec les forces physico-chimiques, qu’elle domine tous les phénomènes de la vie, les régit par des lois tout à fait spéciales, et fait de l’organisme un tout vivant auquel l’expérimentateur ne pourrait toucher sans détruire le caractère même de la vie. C’était l’avis de Cuvier : « Toutes les parties d’un corps vivant sont liées ; elles ne peuvent agir qu’autant qu’elles1 agissent toutes ensemble. Vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer entièrement l’essence[1]. » Claude Bernard pense, au contraire, que la spontanéité apparente dont jouissent les êtres vivans n’empêche pas le physiologiste de leur appliquer la méthode expérimentale, attendu que les fonctions de ces êtres sont constamment liées à des conditions qui en règlent l’apparition d’une manière déterminée et nécessaire.

Les êtres vivans, végétaux ou animaux, ainsi que le montre Claude Bernard dont nous ne faisons ici que résumer la science, vivent au sein d’une matière soumise aux lois mécaniques,

  1. La Science expérimentale, p. 39, par Claude Bernard.