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nuit, fouettant l’air d’un vol lourd, s’abattaient paresseusement sur les corniches sculptées et sur les statues de pierre, dont les yeux caves semblaient interroger l’horizon. Puis la forêt recommençait, plus sombre. L’uba, aux fleurs rouges, étreignait les troncs, courait d’arbre en arbre étalant ses larges feuilles dentelées. Les fougères arborescentes dressaient leurs tiges hautes et velues autour desquelles les serpens s’enroulent de préférence ; les tamariniers au feuillage sombre entrelaçaient leur épaisse ramure à travers laquelle brillait parfois avec un étrange éclat la prunelle verdâtre et luisante d’un lynx à l’affût.

Le curé Carillo pressait le pas de sa mule. George et Fernand avaient offert de l’accompagner jusqu’à la lisière de la forêt, et il avait accepté de grand cœur, inquiet de se trouver seul à pareille heure et en pareil lieu. Tout à coup sa monture, des plus pacifiques d’ordinaire, fit un écart qui faillit le désarçonner pendant qu’une voix prononçait quelques mots dans une langue inconnue. Ses compagnons s’arrêtèrent surpris, mais le curé les adjura en tremblant de se hâter. — Ne répondez rien, dit-il, c’est le demonio parlero, j’en suis sûr.

Fernand se souvint qu’entre autres légendes mayas dona Carmen leur en avait récité une où il était question de ce demonio parlero, démon loquace, qui se faisait un malin plaisir d’égarer les voyageurs, et les laissait mourir de faim et de soif dans les inextricables labyrinthes où il les attirait. Indiens, métis et blancs affirmaient son existence, et le bon père, plus fortement imbu qu’il ne le pensait des croyances superstitieuses de ses paroissiens, était convaincu de son pouvoir. En pouvait-on douter ? Quelques années auparavant, le pieux docteur don Sanchez de Aguilar avait vu, de ses yeux, à Yalcoba, le demonio parlero. Avec l’aide de Dieu et de San Cristobal, il l’avait chassé du village qu’il épouvantait, mettant à mal les mestizas et choisissant avec un art vraiment diabolique les plus jeunes et les plus jolies pour les entraîner dans les bois. Le curé Carillo cherchait dans sa mémoire troublée une formule d’exorcisme, mais Fernand lui en épargna la peine. Gonflant son cheval à George Willis, il s’était dirigé vers l’endroit d’où partait la voix, et ramenait par le bras une jeune Indienne bizarrement vêtue. Ses traits étaient beaux, sa taille admirablement proportionnée ; mais dans ses yeux brillans on lisait une expression inquiète et farouche. Elle suivait Fernand sans résistance ; derrière elle, tête basse, marchait en grondant un grand chien au poil roux.

— Itza, s’écria le curé, c’est toi ? Que fais-tu ici ?

L’Indienne murmura quelques mots en langue maya.

— Elle cherche une chèvre égarée, dit le curé, laissons-la.