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d’observation, ayant l’œil à la fois sur l’Italie et sur Vienne, sur le Levant et même sur l’Espagne, dont il connaissait les plus secrètes intrigues de cour par ses relations avec l’ambassadeur, M. de Montalegre. Il envoyait en France des dépêches écrites d’un style simple, clair, élégant, qui est resté la langue de la meilleure diplomatie au XVIIIe siècle ; il faisait parler de lui au conseil à Versailles, et il n’écrivait pas seulement des dépêches ; il a laissé toute une correspondance avec Pâris-Duverney, une série de lettres familières où il se peint lui-même, menant son ambassade, assez souvent occupé de peu, se prenant par instans à l’ambition et regrettant la société, les « samedis » de M. Pâris. Il a parfois dans ses lettres des mots ingénieux, des observations piquantes, des jugemens pénétrans. On n’a pas ses lettres de cette époque à Mme de Pompadour. Bernis, étant à Venise, avait eu l’occasion de nouer des rapports assez intimes avec Parme, où régnait une fille de Louis XV, Madame infante, mariée à l’infant don Philippe. Il avait fait plusieurs visites à Parme et surtout à cette maison de plaisance que l’infante appelle « le délicieux et admirable Colorno. » Il avait trouvé auprès de la princesse fille du roi une faveur sur laquelle les mauvaises langues ont brodé l’histoire d’une liaison intime ; mais ce n’est qu’un mauvais bruit sans doute, puisque c’est de ce moment que date une révolution décisive pour l’abbé-ambassadeur. Depuis quelque temps déjà Bernis se rangeait ; il avait renoncé aux petits vers pour des études plus graves, à la vie frivole pour une vie plus réglée, et ce que, plus jeune, plus amoureux d’indépendance il avait refusé aux injonctions du cardinal de Fleury, de l’évêque de Mirepoix, il le faisait désormais spontanément, c’est-à-dire qu’il se décidait à prendre les engagemens ecclésiastiques, à recevoir du patriarche Foscari les premiers ordres en attendant la prêtrise qui ne devait venir qu’un peu plus tard.

L’abbé achevait de se transformer. Venise avait fait de lui un personnage, de sorte que, lorsqu’il reparaissait en congé à Versailles, au mois de juin 1755, c’était un autre Bernis, ou du moins un Bernis relevé par le caractère qu’il avait pris définitivement, par le lustre d’une ambassade bien conduite, par le prestige, que donne toujours une absence de quelques années. Il trouvait auprès du roi une familière bienveillance, auprès des ministres de la considération mêlée de réserve, auprès de Mme de Pompadour une vivacité nouvelle d’amitié et de confiance. On lui donnait l’abbaye de Saint-Arnould de Metz qu’il allait bientôt échanger contre l’abbaye de Saint-Médard de Soissons ; on lui assurait la première place vacante de conseiller d’état d’église ; on le destinait à l’ambassade d’Espagne, et le roi lui promettait le cordon bleu. Tout lui arrivait à la fois. La situation où il tombait n’avait cependant rien de