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en avait même parmi eux qui trouvaient que c’était un moyen facile et grossier de plaire à la foule que de l’entretenir des personnages ou des événemens contemporains. « Peut-être, disait Dion Chrysostome à l’un de ces délicats, peut-être me méprises-tu parce qu’au lieu de m’occuper de Cyrus et d’Alcibiade, comme font nos sages, je parle de Néron et des sujets d’aujourd’hui. » Ils n’aimaient pas à plaider, pour n’être pas trop brutalement ramenés à la vie réelle et aux affaires du jour. La langue dont ils se servaient n’était pas celle qu’on parlait autour d’eux ; ils s’en étaient fait une qu’ils appelaient la langue attique et qu’ils prétendaient être la même dont avaient usé les grands écrivains classiques. En réalité c’était une langue composite qui contenait des expressions d’époques et de styles divers, et qui ressemblait, dit M. Rohde, aux murailles des villas romaines de la décadence, où l’on aperçoit, quand le ciment qui les recouvre est tombé, des matériaux de tous les temps. Ils se plaisaient donc à jeter ouvertement leurs auditeurs et leurs disciples dans un monde de convention, où la valeur réelle des choses n’avait aucun prix, où les idées ne prenaient d’importance que par la façon de les dire. C’est ce qu’exprime le bel esprit Apulée, avec une naïve insolence, quand il définit le grand orateur « un homme qui excelle à dire d’une façon commune les choses nouvelles, et d’une façon nouvelle les choses communes, qui diminue ce qui est grand et grandit ce qui est petit ; » c’est-à-dire qui prend en toutes choses le contre-pied de la réalité. Il faut avouer que voilà un bel emploi de l’éloquence !

C’est pourtant ce qui fit alors le succès des sophistes. Les sociétés oisives et lettrées en viennent aisément à donner moins d’importance au fond qu’à la forme, et elles sont tentées de préférer en toutes choses les mérites de l’exécution à ceux de l’invention. M. Rohde montre très bien que la Grèce à cette époque s’était prise d’un) amour passionné de l’art et qu’elle goûtait surtout les ouvrages où, comme dit le poète, le travail dépasse la valeur de la matière, materiam superabat opus. Dans ce monde élégant, où l’on tenait à se séparer de la foule grossière, où l’on aimait les lettres parce qu’elle ne les aimait pas, il était naturel qu’on goûtât surtout les qualités littéraires par lesquelles s’établit la supériorité d’un homme bien élevé sur les autres. Or le lettré se distingue moins des ignorans par le fond des idées, qui est commun à tous, que par la manière dont il les exprime ; d’où il suit que plus il rend cette manière fine, délicate, recherchée, plus il lui semble qu’il s’éloigne du vulgaire et le domine. Cette façon de dire finement les choses ordinaires devient donc le signe particulier par lequel les gens de la bonne compagnie se reconnaissent entre eux, et ceux qui n’en sont