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sol et les conditions de l’existence exercent une influence profonde sur ceux qui les subissent, mais elles ne suffisent pas à expliquer un antagonisme aussi tranché. Les colons espagnols du centre Amérique, du Pérou, du Chili, du Mexique ont subi eux aussi ces influences, et cependant ils sont restés Espagnols. Les modifications, plus apparentes que réelles, conséquences naturelles d’un changement de milieu, n’ont pas altéré le fond primitif : il s’est maintenu intact à travers les siècles. L’Américain n’en a rien gardé. Comparez ses instincts profondément démocratiques avec les traditions aristocratiques de la Grande-Bretagne, son dédain de la forme poussé à l’extrême, ses mœurs politiques affranchies de toute influence territoriale, sa vie sociale dédaigneuse de ces conditions de naissance et de classe si puissantes et si respectées en Angleterre ; observez de près la mobilité excessive et la merveilleuse élasticité de ce milieu où l’homme aborde tour à tour toutes les carrières, maître d’école, avocat, ouvrier, matelot, négociant, pour débuter comme Abraham Lincoln par fendre des pieux et mourir président de la république. Si l’on étudie attentivement la vie des hommes qui, à un titre quelconque, ont joué un rôle important aux États-Unis, dans la politique, au barreau, au congrès, dans le commerce, on est frappé de leur étonnante souplesse, et l’on voit combien peu la naissance, la fortune, les relations ont contribué à leur succès. Ils sont eux-mêmes, valent par eux-mêmes, et leur volonté se meut dans un cercle sans limites.

En Australie, nous retrouvons des symptômes identiques, et là, comme aux États-Unis, les théories du self-government, librement appliquées, amèneront avant longtemps un affranchissement politique que précède déjà un affranchissement social.

Mais, si le rôle colonisateur de la grande Bretagne se borne en réalité à semer et à faire germer les idées de liberté individuelle ; si, le jour où elles arrivent à maturité, ses colonies rompent les liens qui les attachent à elle et entrent de plain-pied dans leur voie indépendante, on ne saurait lui contester du moins la gloire d’avoir préparé cette émancipation graduelle et appelé à la vie libre des peuples nouveaux, imbus des idées modernes, capables de se gouverner eux-mêmes et de maintenir, même contre elle, leur indépendance. Si elle ne colonise pas dans l’acception absolue du mot, elle crée des enfans qui ne lui ressemblent guère, qui parfois se tournent contre elle, mais qui, nés viables, accomplissent leur tâche et apportent leur quote-part à l’œuvre commune de l’humanité et du progrès.

Le Canada entre dans cette période d’émancipation finale. Le jour approche en effet où les liens de plus en plus faibles qui