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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/867

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loin que la morale formelle y soit nécessaire et qu’elle les soutienne, on ose dire que le plus souvent elle les compromet, car elle en est la partie périssable. La morale, en effet, dont le fond sans doute est immuable, est néanmoins diversement comprise selon les temps, et ses plus éclatantes leçons, qui paraissent d’abord salutaires, peuvent se changer avec les siècles en dangereuses erreurs. S’il faut en donner un exemple, qu’on se rappelle les chefs-d’œuvre de la tragédie grecque, l’Œdipe Roi de Sophocle ou bien la trilogie d’Eschyle. Quel grand spectacle religieux et moral pour les Grecs que l’histoire de ce roi devenu, malgré lui, par la volonté des dieux, par l’ordre d’une inévitable fatalité, le meurtrier de son père, l’époux de sa mère, le frère de ses fils ! Ne devait-on pas éprouver aussi dans Athènes une sainte terreur en voyant l’histoire de la famille des Atrides où, par une succession de crimes inévitables, le chef est assassiné par sa femme, la mère par son fils, entraînés l’un et l’autre par une puissance invincible et divine ? Combien ce spectacle serait aujourd’hui odieux, révoltant, immoral, si on mettait sur une de nos scènes un Œdipe ou un Oreste en habit noir, poussés au crime par une force involontaire ! Spectacle qui ne pourrait plaire qu’aux partisans du plus grossier fatalisme. Heureusement pour la gloire de ces tragédies, quand nous les lisons ou que nous les voyons sur le théâtre, la leçon morale qu’elles renferment n’est pas aperçue, elle est perdue pour nous et comme engloutie dans l’immensité de notre pitié pour ces royales infortunes, elle disparaît dans l’éclat de l’art et de la poésie ; en un mot, nous ne supportons cette morale qu’en n’y pensant pas.

Nous ne prétendons pas exclure des œuvres d’imagination les idées morales, ce qui serait aussi impossible que peu sensé, car la morale, qu’on la considère soit comme le fondement des sociétés, soit comme l’expression de la conscience, la règle de la conduite, l’origine des vertus, l’objet de nos scrupules, occupe trop de place dans la vie humaine pour qu’un peintre de la vie puisse s’en désintéresser. Elle paraîtra donc souvent dans les œuvres de l’art, elle y éclatera peut-être çà et là en sentences, ou bien elle en sera souvent l’invisible inspiratrice. D’ailleurs le poète lui-même, par cela qu’il ne peut comme homme ne pas avoir d’opinion sur la morale, laissera échapper ses sentimens à son insu. Il y sera d’autant plus entraîné que la beauté morale est de toutes la plus touchante et la plus capable d’enlever les cœurs. Mais ce dont le poète doit se garder, c’est de prêcher, de donner des leçons, soit en exprimant ses propres opinions, soit en ordonnant son œuvre de manière à morigéner. Ce n’est point là son métier, cela est contraire à l’art. Le poète ne manque pas d’être puni de son imprudence, car, si sa