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irréprochable Énée. Le grave Boileau lui-même juge que la Jérusalem délivrée serait illisible

Si son sage héros, toujours en oraison,
N’eût fait que mettre enfin Satan à la raison ;
Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse,
N’eussent de son sujet égayé la tristesse.


C’est sur le point des passions que le conflit a commencé jadis entre l’art et la morale, c’est sur ce point qu’il dure encore. Voilà le sérieux et éternel motif de leur éclatante ou sourde hostilité.

Si les grands genres de poésie, l’épopée, la tragédie, n’ont point paru conformes aux sévères exigences de la morale, ainsi qu’en témoignent les reproches qui leur ont été adressés par les anciens philosophes et les docteurs chrétiens, d’autres genres moins élevés n’échappent pas à une condamnation pour d’autres raisons, la fable, par exemple, et surtout la comédie, qui nous donnent les leçons de l’expérience, laquelle est tout autre chose que la morale et lui est souvent, du moins en apparence, fort contraire. Quand La Fontaine démontre que la raison du plus fort est toujours la meilleure et fait manger l’agneau par le loup, quand il prend parti pour le renard contre les dindons, et qu’il nous offre cent scènes pareilles où la ruse l’emporte sur la simplicité, il proclame des principes assurément peu charitables, parce qu’il songe à faire de nous, non des hommes vertueux, mais des gens avisés. Il en est ainsi de la comédie. Sans doute, pour justifier la comédie, on répète qu’elle corrige les mœurs en présentant le miroir aux vicieux. Pour nous, nous n’en croyons rien. Pense-t-on que Molière ait été assez simple pour vouloir morigéner Harpagon, ou bien corriger Tartuffe ? Nos mais peut-être a-t-il éclairé les Orgons qui se trouvent dans la salle. Si on veut tirer une leçon de la pièce, c’-est la leçon que donne l’observation de la vie. Il y a donc là encore de beaux ouvrages qui ne relèvent pas directement de la morale et dont il s’agirait pourtant d’expliquer les salutaires effets.

Si nous marquons entre l’art et la morale ces différences qui semblent incompatibles, et des oppositions qu’on pourrait encore multiplier, ce n’est pas pour établir entre eux une sorte d’inimitié irréconciliable, comme ont fait certains philosophes, mais uniquement pour montrer que l’art est indépendant, qu’il a sa vie propre, qu’il ne répond de lui qu’à lui-même, en un mot, qu’il a ses lois. S’il respecte ces lois qui sont les siennes, c’est-à-dire celles du beau, il se rencontrera avec la morale, il la servira sans y prétendre, souvent à son insu. On peut s’appuyer ici sur le consentement universel et constater que tous les hommes cultivés, même les plus scrupuleux, les uns ouvertement, les autres par un aveu tacite,