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justesse d’esprit pour ne pas comprendre le prix d’une sagesse éclairée et les bienfaits de la paix ; mais il croyait pouvoir demander compte au gouvernement nouveau de la place qu’il faisait chaque jour à la France dans les conseils du monde. Qu’il s’agît des rapports généraux avec l’Europe, de l’alliance anglaise, de la question belge ou italienne, des affaires d’Espagne, des affaires d’Orient, il cherchait le rôle réservé à l’influence française. Il ne pardonnait pas aux concessions plus ou moins réelles, aux timidités dans lesquelles il croyait voir la rançon d’une situation difficile créée par la révolution et peut-être un calcul dynastique. A travers les cabinets, il cherchait, lui aussi, ce qu’on appelait alors la « pensée immuable, » le « système. » Il s’associait sans scrupule aux campagnes dirigées contre les ministres, qu’on accusait de complaisances de cour, il ne craignait pas de soutenir ceux qui passaient pour indépendans. C’est par là qu’il se sentait rapproché de M. Thiers plus que de tous les autres hommes du temps avec lesquels il se trouvait sans cesse en lutte. A vrai dire, sa liaison avec M. Thiers avait eu une origine tout intime et assez curieuse.

Un jour, au lendemain des affaires de la duchesse de Berry, M. Thiers, qui était ministre de l’intérieur, avait pressé Berryer d’aller déjeuner familièrement avec lui. Ministre et député étaient restés seuls tête à tête, causant librement, en hommes qui s’étaient déjà rencontrés plus d’une fois dans des duels de tribune, mais qui se respectaient mutuellement dans leurs convictions et qui étaient faits pour se comprendre. M. Thiers savait à qui il parlait ; il ne cachait pas que, s’il était résolu à remplir tous ses devoirs pour la défense de la révolution de juillet, il ne tenait nullement à se montrer impitoyable, à multiplier les représailles et les rigueurs. Il ouvrait aux yeux de Berryer un portefeuille contenant des révélations gravement compromettantes pour un certain nombre de légitimistes. Ces documens, il les connaissait seul, il en avait gardé jusque-là le secret sous sa responsabilité, sans les communiquer même au roi : il l’assurait, et à la fin de l’entretien, devant son interlocuteur, il jetait spontanément ces papiers au feu. Berryer avait été touché dans sa fibre de générosité comme il était déjà séduit par l’esprit, par le talent ; il subissait, il ne s’en défendait pas, l’attrait de cette nature pleine de vie et de ressort qu’il voyait se déployer tous les jours au feu des combats, qui se montrait cordiale et sympathique dans l’intimité, et lorsque bientôt, M. Thiers, président du conseil pour la première fois, se trouvait conduit à quitter le pouvoir pour quelque dissentiment de politique extérieure sur l’occupation d’Ancône, sur l’intervention en Espagne, Berryer lui témoignait publiquement de libres sympathies. « Vous avez fait, — pour être conséquent avec vous-même, avec le système qui triomphait en France par la révolution, — vous avez