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d’une indépendance presque absolue, et offrait un dernier refuge aux aventuriers.

Ainsi la société kosake formait la transition naturelle entre les Tatars nomades et les colons russes sur la frontière asiatique de l’empire. A la région du Volga commençait la vieille Russie, avec son pesant état social, le servage, l’homme cloué à la glèbe. On imagine sans peine le mirage de la steppe libre sur les gens de la rive asservie ; un courant d’émigration continue assurait la colonisation de l’Iayk, et M. Salias nous a dit de quels estimables élémens cette colonisation était faite. Nul terrain, on le voit, ne fut mieux préparé pour la sédition ; elle était chronique et comme suspendue dans cette atmosphère troublée ; le grand péril était qu’elle ne se propageât jusqu’aux provinces serves du cœur de l’empire ; il est nécessaire, pour l’intelligence des faits qui suivent, de rappeler les causes générales qui rendaient ce péril plus imminent et plus redoutable il y a un siècle, aux approches de l’année 1772.

La guerre de Turquie, traînant depuis cinq ans, la guerre de Pologne, la révolution de Suède, retenaient toute l’attention et toutes les forces de la Russie sur la frontière occidentale. Les prisonniers turcs et polonais, évacués sur les places du Volga, promettaient le concours de chefs éprouvés et de haines ardentes aux fauteurs d’insurrection. Les grands mouvemens d’émigration et de déportation amenés par le partage de la Pologne allaient peupler l’empire de fermens de révolte. Epuisé d’hommes et d’argent par ces guerres meurtrières, le gouvernement faisait peser durement sur la population la double misère du recrutement et de l’impôt. Partout, dans les campagnes, le paysan fuyait aux forêts devant l’enrôleur et l’exacteur. Le papier-monnaie, qui fit son apparition sous Catherine, troublait les relations commerciales, et le bas peuple se croyait dépouillé en recevant ce signe d’échange inconnu. Les gens du fisc et de l’administration, mal surveillés par le pouvoir central, protégés par l’éloignement de Saint-Pétersbourg et la lenteur des communications, constituaient dans les provinces de l’est une autocratie tyrannique pressurant cyniquement le pauvre monde. La peste venait d’éclater à Moscou, enlevant cent mille victimes dans la seule année 1771 ; on sait comment les sociétés primitives rendent leur gouvernement responsable de ce fléau mystérieux et quel trouble indicible apporte dans les idées populaires la terreur de la mort noire.

Toutes ces souffrances accumulées étaient envenimées par le fanatisme religieux, levain de fermentation tout-puissant dans la pieuse Russie, et inséparable de ses grandes agitations historiques, Pierre le Grand et ses successeurs s’étaient aliéné des millions de