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sujets en interdisant aux vieux croyans quelques cérémonies liturgiques insignifiantes en apparence. Les forêts du haut Volga et les steppes du sud étaient les refuges habituels de ces raskolniks ; les proscrits, les martyrs, comme ils s’appelaient, y accouraient de toute la Russie, fanatisés par les prédications de moines ignorans et de sauvages apôtres. En dehors même des kosaks, appartenant en grande majorité au vieux rite, il se formait là une société messianique, si l’on peut dire, dont notre pensée moderne aurait grand’peine à se représenter le curieux état d’esprit ; il faudrait, pour retrouver un mysticisme analogue, remonter à la Judée au premier siècle de notre ère, sous Titus, ou à la jeune chrétienté romaine sous Néron. Pour ces millénaires, Pierre et ses successeurs étaient les incarnations de l’Antéchrist ; le vrai tsar orthodoxe se cachait quelque part chez les saints, à Kief ou à Jérusalem ; il devait revenir au jour marqué détrôner la Bête. Ils l’attendaient fermement, ne séparant jamais leur foi monarchique de leur foi religieuse. Ces rêves prenaient un corps dans les doutes laissés par la tragédie de 1762, par la disparition obscure du jeune Pierre III au profit de l’impératrice son épouse. Le mystère qui avait entouré l’avènement de Catherine devait susciter comme toujours un samozvanetz, — l’élu de soi-même, — un de ces imposteurs populaires qui se constituent les vengeurs et les bénéficiaires des drames de palais et donnent à l’histoire de Russie un caractère si original ; messies toujours attendus aux heures de troubles, toujours sûrs d’un accueil aveugle, même quand plusieurs se succèdent sous le même nom d’emprunt ; expressions vivantes d’une fidélité et d’une espérance jamais lassées.

Demandons encore à M. Salias de nous renseigner sur la géographie fabuleuse des apocalypses de la steppe ; il nous fera connaître jusqu’où allaient l’ignorance et l’illuminisme des pauvres raskolniks. — « Près d’ici, le fleuve Volga et d’autres fleuves, où une foule nombreuse de vieux croyans se sauvent du péché : là, partout des ermites et des anachorètes, jusqu’à la mer Caspienne. Derrière la Caspienne, la Tartarie. Derrière la Tartarie, les bornes de la terre. C’est de là que le soleil sort chaque matin. — Là où le soleil se couche, beaucoup de villes russes, et parmi elles trois immenses villes, Kief, Moscou, Jérusalem, où les serviteurs de Dieu contemplent en frémissant les scandales et l’endurcissement des pécheurs. Après ces villes les portes de l’enfer, le lieu au nom criminel, Piétiturc (Pétersbourg). Là vit le diable turc lui-même avec cinq grands anges. À l’époque du tsar pécheur et sacrilège Pierre Alexéiévitch furent construites ces portes infernales. Derrière Piétiturc jusqu’à la mer océane vivent le païen et l’Allemand ;