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de la frontière. A l’automne de 1772, on le revit dans les pêcheries de Iaytzky. Il se faisait remarquer par l’audace de ses paroles, attaquait l’autorité et exhortait les kosaks à fuir sur les terres du sultan de Turquie ; il assurait qu’un certain pacha leur compterait aussitôt 5 millions de roubles et que leurs frères du Don suivraient ; il savait de bonne source que deux régimens de Moscou marchaient contre les hommes libres de l’Iayk et qu’une révolte éclaterait à la Noël. — Quelques-uns de ceux qui l’entendirent voulurent l’arrêter et le livrer comme perturbateur à la chancellerie militaire ; il échappa d’abord et fut pris un peu plus tard sur la dénonciation d’un paysan qui avait fait route avec lui. Ce vagabond reconnut se nommer Émélian Pougatchef, kosak du Don et raskolnik. Il était venu avec de faux passeports de la frontière de Pologne, pour s’établir dans une des communautés de vieux croyans rassemblées sur le fleuve Iayk. On l’expédia sous bonne garde à Simbirsk, et de là à Kazan ; le gouverneur d’Orenbourg avisa de ce fait le ministère de la guerre, dans son rapport du 18 janvier 1773. — Les agitateurs kosaks n’étaient pas alors chose rare, et les autorités de Kazan n’accordèrent pas grande attention à celui qu’on leur envoyait. Pougatchef, écroué à la maison d’arrêt, n’y fut pas gardé plus sévèrement que les autres prisonniers. De temps en temps, suivant l’usage, il sortait escorté de deux soldats pour recueillir de par la ville les aumônes des gens miséricordieux. Ses amis ne l’oubliaient pas. Un jour qu’il mendiait entre ses deux garnisaires, une troïka attelée se trouva sur son chemin dans la grand’rue de Kazan : Pougatchef s’y jette en renversant l’un des soldats ; l’autre l’aide à monter, s’assoit à côté de lui, et les fugitifs sortent de la ville au grand galop des chevaux. Cela se passait le 19 juin 1773. Trois jours après, on recevait de la justice militaire de Saint-Pétersbourg une sentence aux termes de laquelle Émélian Pougatchef était condamné à la peine du fouet et à la déportation aux travaux forcés en Sibérie.

Le malfaiteur évadé reparut sur l’Iayk, dans la métairie d’un ancien kosak, Daniel Chéludiakof, chez lequel il avait été précédemment en service. Là se tinrent les premiers conciliabules des rebelles. Il y fut question de la fuite en Turquie, pensée familière depuis longtemps à tous les mécontens kosaks. Ceux de l’Iayk pourtant, attachés à leur fleuve, écartèrent ce plan et lui préférèrent une nouvelle révolte. L’apparition d’un imposteur, d’un faux Pierre III, leur sembla le meilleur moyen de la faire naître. Il ne fallait pour jouer ce rôle qu’un aventurier résolu et audacieux, inconnu au peuple. Le choix des conjurés tomba sur Pougatchef. On s’occupa aussitôt de recruter des partisans. Tandis que le forçat de