Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une grande marmite d’eau qu’on blanchissait avec un peu de farine ; chacun venait puiser une tasse de ce breuvage. Enfin le blé manqua complètement : ces malheureux furent réduits affaire cuire des gâteaux d’une sorte de glaise fort grasse, sans mélange de sable, qui se trouvait dans les terrains du fort. Un petit nombre résista à ce régime ; la plupart gisaient sans force à l’hôpital, avec les femmes et les enfans. Depuis longtemps on avait essayé de faire sortir les bouches inutiles ; les assiégeans les renvoyaient impitoyablement dans la place ; chaque jour, les femmes affolées couraient avec leurs enfans se jeter aux genoux des rebelles, qui consentirent seulement à recevoir les filles de kosaks. Les quelques hommes valides n’osaient pas quitter la pioche, contreminant nuit et jour la sape qu’on entendait sourdement cheminer sous les magasins à poudre. Cependant les gens de Pougatchef ne cessaient d’interpeller les sentinelles, les sommant de se rendre, usant de menaces et de promesses, annonçant que leur prince était partout vainqueur, maître d’Orenbourg, de Kazan, de tout le pays. Sans nouvelles autres que celles de l’ennemi, la garnison les crut et n’espéra plus de secours. Pas un homme ne trahit pourtant, pas un ne refusa de mourir dans cette troupe qui semblait si peu sûre quelques mois plus tôt. Le brave Krylof avait communiqué son âme à ses soldats, et les soldats, dans les grands périls, sont ce que les fait l’âme du chef. — Le mardi de la semaine sainte, il y eut quinze jours qu’on ne mangeait plus d’autre pain que la terre glaise : les hommes en état de combattre résolurent de périr les armes à la main, plutôt que dans les affres de la faim. Krylof les exhorta à se confier à la volonté divine et ordonna une sortie générale. Comme on s’y préparait, la vigie placée sur le clocher de l’église signala un désordre soudain dans le camp des rebelles : on les voyait courir par la ville et s’enfuir hors des portes. « Cela nous ragaillardit, comme si nous avions senti l’odeur du pain, » écrit le témoin à qui nous devons le journal de ce siège. C’était une fausse alerte. Les lignes ennemies se reformèrent, tout se calma, et l’espérance des malheureux retomba dans le néant de toute sa hauteur d’une minute. On attendit pourtant jusqu’au soir. Au crépuscule, la vigie aperçut un nuage de poussière sur ce morne horizon de la steppe qu’elle interrogeait en vain depuis des mois : les assiégés crurent à l’un des retours habituels de Pougatchef, et, en voyant les rebelles se précipiter vers les remparts, ils se préparèrent au dernier assaut ; c’était la délivrance. La horde venait leur remettre ses chefs enchaînés et demander grâce en apportant du pain ; quelques heures plus tard, le général Mansourof arrivait, et la fidèle forteresse rouvrait ses portes, fermées depuis trois mois et demi, à ces drapeaux russes dont elle avait si