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fort grandi l’honneur. « La joie fut telle, dit le narrateur, que tous ces agonisans quittèrent aussitôt leurs lits et qu’on s’embrassa durant toute la nuit avec des pleurs et des hymnes au Seigneur. »

Un autre agonisant n’eut pas la joie de ce dernier succès, dû comme les précédens à son intelligente direction ; le général Bibikof, miné par la maladie et les cruels soucis de sa mission, avait succombé à un accès de fièvre, quelques-uns dirent au poison, le 9 avril, à peine âgé de quarante-quatre ans. « Je n’ai pas d’inquiétudes pour mes enfans, dit-il en mourant, l’impératrice pourvoira à leur sort : je n’ai d’inquiétudes que pour la patrie. » Ces dernières étaient justifiées : la Russie accueillit avec douleur et épouvante la nouvelle de la mort de Bibikof, et les événemens tragiques qui nous restent à raconter montrèrent trop tôt quelle perte irréparable avait faite l’empire.


V

Pougatchef s’était réfugié dans les forêts de l’Oural ; il avait soulevé les tribus de Bachkirs, racolé une armée parmi les serfs des fabriques, et se montrait tantôt sur le versant russe, tantôt sur le versant sibérien. De ce côté le général Décalong, qui commandait sur la frontière, lui infligea un sérieux échec ; on libéra dans le camp du vaincu plus de trois mille infortunés, gens de toute condition, femmes et enfans d’officiers ou de gentilshommes, condamnés ou otages que les bandits réservaient au supplice ; mais Décalong s’immobilisa après cet avantage sans en recueillir les fruits. Pougatchef et Barbeblanche lui échappèrent ; leur armée se reforma sur leurs pas.

À ce moment entrait en scène un nouveau personnage destiné à clore cette tragédie. Le colonel Michelsohn, jeune officier des gardes d’un grand mérite, avait été appelé en dernier lieu par Bibikof à la tête du détachement qui opérait autour d’Oufa. Michelsohn était un soldat méthodique, infatigable et tenace. Il y a deux races de génies militaires, ceux d’audace soudaine, ceux d’opiniâtreté continue ; le capitaine allemand était des seconds. Parti d’Oufa avec son corps, il pénétra dans l’Oural à la recherche de son ennemi, et passa les montagnes une première fois ; il arriva sur le versant sibérien comme Pougatchef venait d’être battu par Décalong. Ce dernier, se tenant assuré de sa proie, reçut assez froidement le lieutenant qui pouvait la lui enlever, et ne se prêta pas aux mesures qui eussent permis de cerner les rebelles. Michelsohn fit volte-face à la suite des fuyards et rentra dans l’Oural sur leurs talons. — Alors commença cette chasse sans exemple, qui devait mener la