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titre trop précaire par un autre qui devait mieux convenir à la haute destinée qui l’appelait. J’étais présente la première fois que cela arriva, j’examinai Bonaparte. Quand de pareilles paroles furent prononcées, il eut quelque peine à ne point laisser échapper un sourire qui voulait effleurer ses lèvres ; mais, se rendant maître de lui cependant, il interrompit l’orateur, et répondit avec l’accent d’une colère feinte que l’usurpation d’un pouvoir qui altérerait l’existence de la république était indigne de lui, et comme César, il repoussa la couronne que peut-être il n’était pas fâché qu’on commençât à lui présenter. Et au fond ces bons habitans des provinces que nous visitions n’avaient pas grand tort en s’y trompant ; car l’éclat qui nous environnait, l’appareil de cette cour militaire, et pourtant brillante, le cérémonial exactement imposé partout, le ton impérieux du maître, la soumission de tous, et enfin cette épouse du premier magistrat à laquelle la république ne devait rien, et qu’on présentait à leurs hommages, tout cela ne pouvait guère indiquer que la marche d’un roi.

Après ces audiences, Bonaparte montait ordinairement à cheval ; il se montrait au peuple, qui le suivait avec des cris ; il visitait les monumens publics, les manufactures, toujours en courant un peu, car il ne pouvait écarter la précipitation d’aucune de ses manières. Ensuite il donnait à dîner, assistait à la fête qu’on lui avait préparée, et c’était là la partie la plus ennuyeuse de son métier ; « car, ajoutait-il d’un ton mélancolique, je ne suis pas fait pour le plaisir. » Enfin, il quittait la ville après avoir reçu des demandes, répondu à quelques réclamations, et fait distribuer des secours d’argent et des présens. Dans ces sortes de voyages, il prit l’habitude, après s’être fait informer des établissemens publics qui manquaient aux différentes villes, d’en ordonner lors de son passage la fondation. Et pour cette munificence, il emportait les bénédictions des habitans. Mais il arrivait que peu après : « conformément à la grâce que vous a faite le premier consul (et plus tard l’empereur), mandait le ministre de l’intérieur, vous êtes chargés, citoyens maires, de faire construire tel ou tel bâtiment, en ayant soin d’en prendre les dépenses sur les fonds de votre commune. » Et c’est ainsi que tout à coup les villes se trouvaient forcées de détourner l’emploi de leurs fonds, dans un moment souvent où ils ne suffisaient pas pour les dépenses nécessaires. Le préfet avait soin cependant que les ordres fussent exécutés, ou bien on laissait en souffrance quelque partie utile ; mais on pouvait ainsi attester que d’un bout à l’autre de la France tout s’embellissait, tout prospérait, et que l’abondance était telle qu’on pouvait vaquer partout à des entreprises nouvelles, quelque onéreuses qu’elles fussent. A Arras, à Lille, à