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A six heures, à Paris, on dînait à Saint-Cloud, on s’allait promener, le consul seul en calèche avec sa femme, nous dans d’autres voitures. Les frères de Bonaparte, Eugène Beauharnais, ses sœurs, pouvaient se présenter à l’heure du dîner. On voyait venir quelquefois Mme Louis, mais elle ne couchait jamais à Saint-Cloud. La jalousie de Louis Bonaparte et son extrême défiance la rendaient craintive et déjà assez triste à cette époque. On envoyait une ou deux fois par semaine le petit Napoléon, celui qui est mort depuis en Hollande. Bonaparte paraissait aimer cet enfant, il avait placé de l’avenir sur sa tète. Peut-être n’était-ce que pour cela qu’il le distinguait ; car M. de Talleyrand m’a raconté que, lorsque la nouvelle de sa mort arriva à Berlin, Bonaparte se montra si peu ému que, prêt à paraître en public, M. de Talleyrand s’empressa de lui dire : « Vous oubliez qu’il est arrivé un malheur dans votre famille et que vous devez avoir l’air un peu triste. — Je ne m’amuse pas, lui répondit Bonaparte, à penser aux morts. » Il serait assez curieux de rapprocher cette parole du beau discours de M. Fontanes, qui, chargé à cette époque de parler sur les drapeaux prussiens rapportés en pompe aux Invalides, rappela si bien et d’une manière si oratoire la majestueuse douleur d’un vainqueur, oubliant l’éclat de ses victoires pour donner des larmes à la mort d’un enfant.

Après le dîner du consul, on venait nous avertir que nous pouvions monter. Selon qu’on le trouvait de bonne ou de mauvaise humeur, la conversation se prolongeait. Il disparaissait ensuite, et le plus ordinairement on ne le voyait plus. Il retournait au travail, donnait quelque audience particulière, recevait quelque ministre et se couchait de fort bonne heure. Mme Bonaparte jouait pour finir la soirée. Entre dix ou onze heures, on venait lui dire : « Madame, le premier consul est couché, » et alors elle nous congédiait.

Chez elle et tout autour, il y avait un grand silence sur les affaires publiques. Duroc, Maret, alors secrétaire d’état, les secrétaires particuliers, étaient tous impénétrables. La plupart des militaires, pour éviter de parler, je crois, s’abstenaient de penser ; en général, dans l’habitude de cette vie, il y avait peu de dépense d’esprit à faire.

Comme j’arrivais fort ignorante de la petite ou de la grande terreur que Bonaparte inspirait à ceux qui le connaissaient depuis longtemps, je n’éprouvais pas devant lui autant d’embarras que les