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sont tellement certains de le voir émerger un jour du sein des brumes où se perdent leurs rêveries qu’ils l’ont déjà baptisé. Ils le nomment le quart-état, par opposition au tiers-état, dans lequel se sont absorbées, mêlées, fondues, comme dans un creuset social d’une incomparable puissance, toutes les castes qui jadis ont divisé la société française. Il en est ainsi. Ces hommes que nous avons jugés à l’œuvre, dont les actes, quels qu’ils soient, sortent d’un moule invariablement médiocre, dont le pétrole a été l’argument péremptoire et le massacre le raisonnement élaboré, ces hommes se regardent comme des novateurs incompris ; ils sont des prophètes et des apôtres. Ils sont les dieux de la Genèse où l’humanité va trouver sa forme définitive. De ce qu’ils ont fait, nul regret ; ils ont été les soldats du droit ; demain, s’ils le peuvent, ils seront les exécuteurs de la justice. Ils redressent la tête, montrent le poing à la civilisation stupéfaite, et se vantent de lui avoir livré le plus rude assaut qu’elle ait jamais supporté. Un témoin déposant devant la commission d’enquête parlementaire sur le 18 mars avait prévu cela et l’avait annoncé : « Quant aux prisonniers, vous verrez que dans quelques années, pour beaucoup ce sera un titre de gloire ; ils diront : J’étais un des soldats de la commune. Ils en tireront une grande vanité, les ambitieux s’en feront un marchepied politique ; ils se présenteront aux élections et seront peut-être nommés ; en tout cas, ils auront bien des voix. » Le président écouta cette prédiction avec surprise et répondit : « Vous nous faites là de l’état moral de Paris une peinture fort triste ! » Le témoin ne s’était point trompé. Les héros qui ont été les vainqueurs de l’archevêque et de M. Bonjean sont plus fiers que jamais de leur besogne. L’immorale politique s’est abaissée jusqu’à eux et leur a tendu la main pour s’en faire des alliés ; ils sont prêts à mettre en pratique les théories que nous connaissons, celles de la commune révolutionnaire ou celles de la taverne du duc d’York ; toutes ensemble peut-être, dans un éclectisme intelligent qui permettra de piller d’un côté, d’incendier de l’autre, de fusiller partout. Ceux-là ne demandent qu’à installer ce fameux quart-état qu’ils ont inventé, et à détruire tous les privilèges dont ils souffrent, car ils ont découvert que la société actuelle était fondée sur des privilèges exorbitans ; qui s’en serait douté ? La logomachie du temps d’Hébert et de Marat leur est restée aux lèvres ; ils répètent naïvement des mots qui n’ont plus de sens et qu’ils ne comprennent pas.

Pour ces novateurs fanatiques d’imitation, pour ces voyans atteints de cécité, notre société est séparée en classes distinctes, — la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, — comme à l’époque où l’on rédigeait les cahiers des états-généraux, et chacune de ces classes est