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préoccuper : la politique est aussi indépendante du dieu des panthéistes que du dieu des théistes.

M. Spencer, lui, après avoir représenté la société comme un vaste organisme, se garde d’en tirer les conclusions chères aux hégéliens. De ce que la conscience est répandue partout, dit-il, il suit que le bien de la communauté ne saurait être cherché en dehors du bien des individus. « La société existe pour le bonheur de ses membres et non inversement. Quelques efforts que l’on fasse (et avec raison) pour procurer la prospérité du corps politique, il n’est pas moins vrai que l’état n’a de droits qu’en tant qu’il représente les droits des citoyens. » Là se trouve, pour M. Spencer et son école, une des principales différences entre l’organisme de la société et celui des autres êtres vivans : dans l’un, le tout a pour fin les parties ; dans les autres, les parties ont pour fin le tout. Peut-être la différence n’est-elle pas aussi grande et y aurait-il moyen, ici encore, de concilier les deux points de vue opposés. Dans l’animal même, peut-on dire que la nature sacrifie les parties au tout ? Le tout n’a-t-il pas pour but d’élever les parties à une vie supérieure et de les entraîner dans un courant qui est pour elles un progrès ? Les cellules qui ont servi dans une cervelle humaine à l’élaboration de la pensée n’ont-elles pas participé à une existence supérieure et, si l’on veut, à une forme de conscience supérieure ? La prépondérance même du cerveau, où se produit la pensée du tout, n’assure-t-elle pas le maintien et le développement des poumons, du cœur, des muscles, des nerfs et des autres parties ? De même pour les espèces, auxquelles on répète sans cesse que la nature sacrifie les individus ; ne pourrait-on dire aussi bien que l’espèce est une simple ressemblance plus ou moins provisoire entre une série d’individus, un lit creusé d’avance pour le torrent et par le torrent, et qui en définitive n’a d’autre fin que le bien non d’un seul individu, mais de tous ? De même encore pour la société humaine ; en un sens, elle n’est qu’un moyen, en un autre elle est une fin, parce qu’en dernière analyse elle se résout en une multiplicité innombrable d’individus qui travaillent chacun pour tous et tous pour chacun.

La même conciliation est possible, pour des raisons analogues, entre ces termes si souvent opposés l’un à l’autre, individu et famille, famille et nation, nation et humanité, en un mot entre les divers degrés de « l’égoïsme » et les divers degrés de « l’altruisme. » L’auteur des Sociétés animales montre avec force que, chez les animaux, l’évolution des sentimens sociaux est essentiellement « une transformation croissante de l’égoïsme en altruisme ou de l’amour du moi en amour du nous. » Ce qui prouve, ajoute-t-il, la