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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/632

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l’histoire. Monsieur de Fontanes, vos amis les historiens me sont souvent fort suspects, votre Tacite lui-même n’explique rien ; il conclut de certains résultats sans indiquer les routes qui ont été suivies ; il est, je crois, habile écrivain, mais rarement homme d’état ; il nous peint Néron comme un tyran exécrable, et puis nous dit, presque en même temps qu’il nous parle du plaisir qu’il eut à brûler Rome, que le peuple l’aimait beaucoup. Tout cela n’est pas net. Allez, croyez-moi, nous sommes un peu dupes dans nos croyances des écrivains qui nous ont fabriqué l’histoire au gré de la pente naturelle de leur esprit. Mais savez-vous de qui je voudrais lire une histoire bien faite ? C’est du roi de Prusse, de Frédéric. Je crois que celui-là est un de ceux qui a le mieux su son métier dans tous les genres ; ces dames, dit-il en se retournant vers nous, ne seront pas de mon avis, et diront qu’il était sec et personnel ; mais, après tout, un homme d’état est-il fait pour être sensible ? N’est-ce pas un personnage complètement excentrique, toujours seul d’un côté avec le monde de l’autre ? Sa lunette est celle de sa politique ; il doit seulement avoir égard à ce qu’elle ne grossisse, ni ne diminue rien. Et tandis qu’il observe les objets avec attention, il faut qu’il soit attentif à remuer également les fils qu’il a dans la main. Le char qu’il conduit est souvent attelé de chevaux inégaux ; jugez donc s’il doit s’amuser à ménager certaines convenances de sentimens si importantes pour le commun des hommes. Peut-il considérer les liens du sang, les affections, les puérils ménagemens de la société ? Et dans la situation où il se trouve, que d’actions séparées de l’ensemble et qu’on blâme, quoiqu’elles doivent contribuer au grand œuvre que tout le monde n’aperçoit pas ! Un jour elles termineront la création du colosse immense qui fera l’admiration de la postérité. Malheureux que vous êtes ! Vous retiendrez vos éloges parce que vous craindrez que le mouvement de cette grande machine ne fasse sur vous l’effet de Gulliver qui, lorsqu’il déplaçait sa jambe, écrasait les Lilliputiens. Exhortez-vous, devancez le temps, agrandissez votre imagination, regardez de loin, et vous verrez que ces grands personnages que vous croyez violens, cruels, que sais-je ? ne sont que des politiques. Ils se connaissent, se jugent mieux que vous, et, quand ils sont réellement habiles, ils savent se rendre maîtres de leurs passions, car ils vont jusqu’à en calculer les effets. »

On peut voir par cette espèce de manifeste la nature des opinions de Bonaparte, et encore comme une de ses idées en enfantait une autre quand il se livrait à la conversation. Il arrivait quelquefois qu’il discourait avec moins de suite, parce qu’il tolérait assez bien les interruptions ; mais ce jour-là les esprits semblaient glacés en sa présence, et personne n’osait saisir certaines applications qu’il était pourtant visible qu’il avait offertes lui-même.