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Il n’avait pas cessé d’aller et de venir en parlant ainsi pendant près d’une heure. Ma mémoire a laissé échapper beaucoup d’autres choses qu’il dit encore. Enfin, interrompant tout à coup le cours de ses idées, il ordonna à M. de Fontanes de lire des extraits de la correspondance de Drake, dont j’ai déjà parlé, qui étaient tous relatifs à la conspiration.

Quand la lecture fut finie : « Voilà des preuves, dit-il, qu’on ne peut récuser. Ces gens-là voulaient mettre le désordre dans la France et tuer la révolution dans ma personne ; j’ai dû la défendre et la venger. J’ai montré ce dont elle est capable ; le duc d’Enghien conspirait comme un autre, il a fallu le traiter comme un autre. Du reste, tout cela était ourdi sans précaution, sans connaissance du terrain ; quelques correspondans obscurs, quelques vieilles femmes crédules ont écrit, on les a crus ; les Bourbons ne verront jamais rien que par l’OEil-de-Bœuf, et sont destinés à de perpétuelles illusions. Les Polignac ne doutaient pas que toutes les maisons de Paris ne fussent ouvertes pour les recevoir, et, arrivés ici, aucun noble n’a voulu les accueillir. Tous ces insensés me tueraient qu’ils ne l’emporteraient point encore ; ils ne mettraient à ma place que les jacobins irrités. Nous avons passé le temps de l’étiquette ; les Bourbons ne savent point s’en départir ; si vous les voyiez rentrer, je gage que c’est la première chose dont ils s’occuperaient. Ah ! c’eut été différent si on les avait vus comme Henri IV sur un champ de bataille, tout couverts de sang et de poussière. On ne reprend point un royaume avec une lettre datée de Londres et signée Louis. Et cependant une telle lettre compromet des imprudens que je suis forcé de punir, et qui me font une sorte de pitié. J’ai versé du sang, je le devais, j’en répandrai peut-être encore., mais sans colère et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique. Je suis l’homme de l’état, je suis la révolution française, je le répète, et je la soutiendrai. »

Après cette dernière déclaration, Bonaparte nous congédia tous ; chacun se retira sans oser se communiquer ses idées, et ainsi se termina une si fatale journée.


CHAPITRE VI. (1804.)
Impression produite à Paris par la mort du duc d’Enghien. — Efforts du premier consul pour la dissiper. — Représentation de l’Opéra. — Mort de Pichegra. — Rupture de Bonaparte avec son frère Lucien. — Projet d’adoption du jeune Napoléon. — Fondation de l’empire.


Le premier consul n’épargna rien pour rassurer les inquiétudes qui s’élevèrent à la suite de cet événement. Il s’aperçut que sa