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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/705

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grand bruit, à toute volée ; on leur donne tout le va-et-vient qu’elles sont capables d’avoir ; mais après avoir sonné pour le Bulgare, elles se lassent de chanter trop longtemps le même air, et le Turc finit par avoir son tour. Il faut ajouter qu’en Angleterre les entraînemens de la plume comme les emportemens de la parole tirent moins à conséquence qu’ailleurs. Après s’être exalté ou fâché, après s’être grisé de son enthousiasme ou de sa colère, l’Anglais réfléchit, et avant que d’agir, il raisonne, il calcule ; il n’abandonne pas volontiers au hasard ses moindres intérêts, il n’a garde de dire : Tirons au doigt mouillé à qui aura cette bille. Les énormités que pouvait contenir tel numéro d’un journal nihiliste de Russie ont décidé de plus d’une destinée, ont fait tomber plus d’une tête. Chez les insulaires nos voisins, il y a plus loin de la parole à l’action. Quand l’honorable M. Chamberlain compare le parti tory à une bande d’escrocs, son éloquence incontestable est chaudement acclamée à Canterbury, et ses invectives trouvent de l’écho dans la foule ; quand un ingénieux publiciste démontre avec une étonnante vigueur de logique que lord Beaconsfield sape les fondemens de la constitution et qu’il se propose de nantir la reine Victoria d’un pouvoir arbitraire et despotique, on admire sa verve et l’audace de son paradoxe. Mais il n’est pas un Anglais qui consentît à risquer sa tête, ou la moitié de sa tête, ou le demi-quart de sa fortune, ou même le bonheur d’une seule de ses journées sur une invective de M. Chamberlain ou sur un paradoxe du publiciste en question. Dans toute l’étendue du Royaume-Uni, l’exagération règne, elle ne gouverne point.

Le dénigrement, les brocards en vers ou en prose, toutes les folles injustices dont s’avise l’esprit de parti, n’exercent pas en Angleterre une action décisive, et l’hyperbole dans l’injure n’y est pas un poison mortel, puisque lord Beaconsfield n’en est pas mort et que tout permet d’espérer qu’il n’en mourra pas de sitôt. Il se plaisait jadis à rappeler dans un de ses écrits que son grand-père avait vécu quatre-vingt-dix ans, et comme il lui en coûtait de confesser que son père était mort octogénaire, il remarquait à sa décharge que ce robuste vieillard avait été enlevé par une épidémie. Il venait lui-même de dépasser la trentaine lorsqu’il écrivait : « Les principes que je professe aujourd’hui, je les professerai encore dans plus de cinquante ans d’ici. » On peut croire qu’il s’appliquera à justifier sa prophétie et à prouver que, pour avoir beaucoup d’ennemis, on ne s’en porte pas plus mal. Personne ne peut se vanter d’en avoir plus que lord Beaconsfield ; peu d’hommes d’état ont eu autant que lui le regrettable ou enviable privilège d’exciter la colère, l’animadversion, et de se voir peindre chaque matin en diable noir sur la muraille. S’il est vrai que le mérite d’un homme se mesure à l’intensité des haines qu’il inspire, lord Beaconsfield est sûr de sa gloire et de l’immortalité de son nom. Il faut convenir du reste qu’il ne fait rien pour ramener ses aboyeurs à des sentimens plus doux ; son