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risque de provoquer un déficit dans le budget. L’économie a fini par devenir sa passion exclusive. « Dis-moi ce que tu dépenses et je te dirai qui tu es. » Cet adage est admis en Angleterre dans la vie privée ; mais en matière d’administration publique, M. Gladstone estime tout au contraire que le meilleur gouvernement est celui qui dépense le moins pour sauvegarder sa fierté. Lorsqu’il était au pouvoir, uniquement occupé de son budget, il a laissé transformer la face de l’Europe sans que l’Angleterre et ses ministres eussent un mot sérieux à dire dans cette affaire.

Les termes de whigs et de tories ont souvent changé de sens, et on a pu prétendre qu’ils n’en avaient plus. Mais quand le whigisme est représenté par M. Gladstone et le torysme par lord Beaconsfield, la question peut se résumer ainsi : l’Angleterre est-elle un bon bourgeois, qui ne doit pas avoir d’autre souci que de diminuer ses dettes et de bien placer ses économies, ou est-elle un vieil aristocrate, qui règle son budget sur les exigences de sa dignité et ne craint pas la dépense dès qu’il s’agit de protéger ses cliens et de se faire respecter dans le monde ? Qu’en penseront les électeurs ? Quelqu’un a dit : « Ceux qui sont contens de leur être sont bien sûrs d’être contens, ceux qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner. » Cela n’est pas toujours vrai. M. Gladstone désire charitablement que tous les Anglais aient leur poule au pot, mais d’abord il ne leur a jamais donné la poule, et ensuite, à supposer qu’il la leur donnât, il faudrait encore qu’il leur apprît à ne pas convoiter autre chose. Il est des jours où les peuples trouvent les questions de bonheur beaucoup plus claires que les questions de dignité ; il en est d’autres où ils se mettent à raisonner, et alors il leur paraît que plaie d’argent n’est pas mortelle, que la chose du monde la plus évidente est l’honneur, et qu’une nation qui a perdu sa fierté a tout perdu. Dans l’intérêt de lord Beaconsfield, il faut souhaiter que l’Angleterre élise son nouveau parlement dans un de ces jours où les peuples sont disposés à croire que leur fierté ne leur coûte jamais trop cher.

Les adversaires de lord Beaconsfield ne sont pas tous partisans de la politique qui a pour principe de laisser tout faire et de laisser tout passer, Quelques-uns lui accorderaient volontiers que noblesse oblige, que les grands empires ont charge d’âmes, qu’ils ne peuvent sans abdiquer abandonner leur nom et leurs colonies à tous les hasards des événemens, qu’il est des sacrifices utiles et des entreprises nécessaires. Mais ils l’accusent de ne pas s’en tenir au nécessaire, d’aller au-devant des complications, d’avoir le goût des aventures. Un Anglais nous disait il y a quelques semaines : « Chaque peuple a son réveille-matin. La première pensée du Russe, en ouvrant les yeux, est celle-ci : « Le chef de la gendarmerie a-t-il été assassiné cette nuit ? » L’Allemand se dit : « Quelle nouvelle charge va-t-on m’imposer pour augmenter l’artillerie ? »